Parution du n°440 du Bulletin célinien
Sommaire :
François Marchetti nous a quittés
Céline dans Paris-Midi (1ère partie)
Actualité célinienne
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Georges Bernanos et la fin du réflexe de liberté chez les modernes
par Nicolas Bonnal
De son splendide pamphlet anticapitaliste et antimoderne « La liberté pourquoi faire ? » extrayons ces perles :
Bernanos redéfinit l’optimiste : « L’optimisme est un ersatz de l’espérance, dont la propagande officielle se réserve le monopole. Il approuve tout, il subit tout, il croit tout, c’est par excellence la vertu du contribuable. Lorsque le fisc l’a dépouillé même de sa chemise, le contribuable optimiste s’abonne à une Revue nudiste et déclare qu’il se promène ainsi par hygiène, qu’il ne s’est jamais mieux porté. Neuf fois sur dix, l’optimisme est une forme sournoise de l’égoïsme, une manière de se désolidariser du malheur d’autrui. Au bout du compte, sa vraie formule serait plutôt ce fameux « après moi le déluge », dont on veut, bien à tort, que le roi Louis XV ait été l’auteur. L’optimisme est un ersatz de l’espérance, qu’on peut rencontrer facilement partout, et même, tenez par exemple, au fond de la bouteille. »
Bernanos distingue optimisme et espérance :
« L’optimisme est une fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles. L’espérance est une vertu, virtus, une détermination héroïque de l’âme. La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. […] Mais l’espérance se conquiert. On ne va jusqu’à l’espérance qu’à travers la vérité, au prix de grands efforts et d’une longue patience. Pour rencontrer l’espérance, il faut être allé au-delà du désespoir. Quand on va jusqu’au bout de la nuit, on rencontre une autre aurore. »
L’homme n’est pas un animal politique (on sait vite comment cela dégénère, surtout en ce moment) ; il est surtout un animal susceptible d’être sauvé, malgré son matérialisme et sa bestialité :
« L’homme, comme tout autre animal, ne vit que pour son bien-être, il n’y a rien pour lui qui soit plus précieux que la vie, et rien dans la vie qui ne soit plus précieux que la jouissance. Ce n’est souvent que trop vrai, soit. Mais si ce n’est pas vrai une fois sur cent, ou sur cent mille, ou sur un million, cela suffirait pour prouver que l’homme est un être capable de se dépasser lui-même, et dès lors le monde capitaliste ou marxiste ne peut plus être qu’une expérience faussée, puisqu’elle part d’une définition fausse de l’homme. »
Comme Virgil Gheorghiu (voyez mon texte sur la Vingt-cinquième heure et les esclaves mécaniques), Bernanos remarque nous payons cher notre inféodation à la technique (voyez smartphone et QR phone) :
« Car la machine est essentiellement l’instrument de la collectivité, le moyen le plus efficace qui puisse être mis à la disposition de la collectivité pour contraindre l’individu réfractaire, ou du moins le tenir dans une dépendance étroite. Quand les machines distribuent à tous la lumière et la chaleur, par exemple, qui contrôle les machines est maître du froid et du chaud, du jour et de la nuit. Sans doute, cela vous paraît très naturel. Vous haussez les épaules en vous disant que je veux en revenir à la chandelle. Je n’en veux nullement revenir à la chandelle, je désire seulement vous démontrer que les machines sont entre les mains du collectif une arme effrayante, d’une puissance incalculable. »
Ensuite notre grande âme annonce le contrôle aisé des cerveaux :
« […] Si vous n’y prenez garde, un jour viendra où les méthodes actuelles de la propagande paraîtront ridiculement désuètes, inefficaces. La biologie permettra d’agir directement sur les cerveaux, il ne s’agira plus de confisquer la liberté de l’homme, mais de détruire en lui jusqu’aux derniers réflexes de la liberté. […] »
C’est que l’homme moderne n’aime pas la liberté et qu’il est diablement simplifié (liberté, connecté, voter et consommer) :
« Des millions et des millions d’hommes dans le monde, depuis vingt ans, ne se sont pas seulement laissé arracher par la force la liberté de pensée, ils en ont fait, ils en feront encore, comme en Russie, l’abandon volontaire, ils considèrent ce sacrifice comme louable. Ou plutôt, ce n’est pas un sacrifice pour eux, c’est une habitude qui simplifie la vie. Et elle la simplifie terriblement, en effet. Elle simplifie terriblement l’homme. Les tueurs des régimes totalitaires se recrutent parmi ces hommes terriblement simplifiés. »
Poussant plus loin Gustave Le Bon Bernanos décrit la masse moderne, fasciste, libérale ou communiste, et il voit poindre un isolé groupe d’hommes libres :
« Les masses sont de plus en plus faites non pas d’hommes unis par la conscience de leurs droits et la volonté de les défendre, mais d’hommes de masse faits pour subsister en masse dans une civilisation de masse où le moindre petit groupe dissident d’hommes libres serait considéré comme une grave rupture d’équilibre, une menace de catastrophe, une espèce de lézarde, de fissure capable d’entraîner brusquement la chute de tout l’édifice. La dictature des masses n’est nullement la libération des masses. »
On rigole, mais seuls les saints pourront nous sauver, rappelle le Grand Georges :
« C’est la sainteté, ce sont les saints qui maintiennent cette vie intérieure sans laquelle l’humanité se dégradera jusqu’à périr. C’est dans sa propre vie intérieure en effet que l’homme trouve les ressources nécessaires pour échapper à la barbarie, ou à un danger pire que la barbarie, la servitude bestiale de la fourmilière totalitaire. »
Source:
Georges Bernanos, La liberté pourquoi faire ?
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Paul Nizan et le caractère technocratique de notre tyrannie bourgeoise
par Nicolas Bonnal
Nous sommes dirigés par des bourgeois, nous le savons grâce aux gilets jaunes maintenant. Même volage libertin, le « bourgeois sauvage », comme j’écrivais jadis, type Valls ou Hollande, sera sans pitié pour les questions de pognon et de mondialisation, et il le sera d’autant plus qu’il est préoccupé de questions de migrations, de climat, de régionalisme ultra ou de pollution. Il est humanitaire, donc plus moral que le peuple qu’il exploite et méprise. Soros, Rothschild, Macron, BHL, Pinault, les larbins surpayés de la télé et tutta quo sont des bourgeois qui estiment valoir plus que nous, en termes matériels, mais aussi moraux. Ils s’arrogent donc le droit de nous remplacer. Et ils ont gardé, avec leur modèle anglo-saxon, comme ennemi de toujours, la Russie, qui, tzariste, communiste ou orthodoxe-démocrate, a le pouvoir de les rendre fous.
On en reviendra à Paul Nizan que j’ai enfin découvert en relisant les Nouveaux chiens de garde de Serge Halimi. Halimi a très bien décrit la déviance du journaliste de marché dans son livre bourré de notes, mais il a omis de rendre un hommage au livre de Nizan (voyez wikisource), qui est un chef-d’œuvre.
Le bourgeois exploite certes, et il aime les hommes, mais à distance. C’est pourquoi il n’aime pas son prochain. Le milliardaire américain conchie les déplorables, le milliardaire européen conchie son gilet jaune et le fait coffrer en lançant une énième chasse au terroriste invisible.
Nizan donc :
« Le bourgeois est un homme solitaire. Son univers est un monde abstrait de machineries, de rapports économiques, juridiques et moraux. Il n’a pas de contact avec les objets réels : pas de relations directes avec les hommes. Sa propriété est abstraite. Il est loin des événements. Il est dans son bureau, dans sa chambre, avec la petite troupe des objets de sa consommation : sa femme, son lit, sa table, ses papiers, ses livres. »
Jusque-là on est au dix-neuvième siècle. Après Nizan se montre visionnaire. Le bourgeois-Jules-Verne, coincé dans son avion, son building ou son condominium, voit le monde comme une émission de télé-réalité. Comme dans le sketch des Guignols qui nous montrait un Balladur effrayé de ces gens qu’il voyait des fois à la télé, et qui étaient des Français… Nizan annonce ici Debord et sa société du spectacle, il annonce aussi le monde des écrans où tout est vu à distance :
« Tout ferme bien. Les événements lui parviennent de loin, déformés, rabotés, symbolisés. Il aperçoit seulement des ombres. Il n’est pas en situation de recevoir directement les chocs du monde. Toute sa civilisation est composée d’écrans, d’amortisseurs. D’un entrecroisement de schémas intellectuels. D’un échange de signes. Il vit au milieu des reflets. Toute son économie, toute sa politique aboutissent à l’isoler. »
Charles Gave rappelait récemment que le bourgeois bobo adore l’humanité mais qu’il déteste les Français. Chez Nizan cela donne déjà ça :
« La société lui apparaît comme un contexte formel de relations unissant des unités humaines uniformes. La Déclaration des Droits de l’Homme est fondée sur cette solitude qu’elle sanctionne. Le bourgeois croit au pouvoir des titres et des mots, et que toute chose appelée à l’existence sera, pourvu qu’elle soit désignée : toute sa pensée est une suite d’incantations. Et en effet pour un homme qui n’éprouve pas effectivement le contact de l’objet, par exemple les malheurs de l’injustice, il suffit de croire que la Justice sera : elle existe déjà pour lui dès qu’il la pense. Il n’y a pas un écart douloureux entre ce qu’il éprouve et ce qu’il pense. »
Le bourgeois est dans l’abstraction. Au dix-neuvième on se fout en Grande-Bretagne de la famine irlandaise (trois millions de morts) mais on veut abolir l’esclavage en Amérique. John Hobson parlait d’inconsistance dans son classique sur l’impérialisme occidental : vers 1900, 90% des sanglantes conquêtes coloniales avaient des alibis humanitaires, comme aujourd’hui.
Nizan encore :
« Car sa vie n’est pas moins abstraite et solitaire que sa pensée. Un abîme ne sépare point son être privé et sa personne morale. Les Droits de l’Homme expriment assez complètement le peu de réalité qu’il possède. Marx a donné des descriptions admirables de cet Homme bourgeois « membre imaginaire d’une souveraineté imaginaire, dépouillé de sa vie réelle et individuelle et rempli d’une généralité irréelle ».
Le bourgeois crée une série d’êtres abstraits avec le transgenre et le reste, et de problèmes abstraits pour éviter de parler des questions qui fâchent, comme le fait qu’1% des gens détiennent 93% des richesses mondiales (80% selon le Figaro, mais pourquoi chicaner avec la presse-Dassault ?), ou que vingt-sept Français possèdent plus que trente-deux millions... Quand on sait que les premiers aiment les domestiques non déclarés, les éoliennes et les évasions fiscales, sans oublier l’art contemporain le plus putréfié (lisez Tolstoï qui le sentait venir), on comprend mieux nos problèmes, surtout qu’ils contrôlent les médias et ont fait élire leur falote et efféminée marionnette à l’Elysée en profitant de la fin, dangereuse pour eux à long terme, du binôme bouffon droite-gauche.
Puis Nizan décrit comment le bourgeois devient dangereux. La technologie est venue pour servir ses desseins, le cancer technologique dont nous parle Philippe Grasset dans plusieurs livres inspirés.
« Dans son univers où rien n’arrive réellement, il doit avoir, pour continuer à vivre, l’illusion qu’il se passe quelque chose. Mais l’intelligence est justement le seul élément de l’homme qui puisse se développer pour soi. La pauvreté réelle de la vie bourgeoise permit aux jeux de l’esprit une prolifération autonome. L’intelligence bourgeoise se développa comme un cancer.Ce que le bourgeois ne trouvait pas dans la pratique véritable de la vie humaine, il dut le remplacer par quelque chose qui était au dedans de lui, qui lui permettait malgré tout de s’affirmer qu’il vivait. »
On répètera cette phrase apocalyptique : « L’intelligence bourgeoise se développa comme un cancer. » Et cela donne dans les hautes sphères bureaucratiques le besoin de faire envahir l’Europe, de fracasser le monde arabe, de démolir la Chine ou la Russie, et de nous mettre sans rire aux énergies non polluantes tout en prenant l’avion cent fois par an.
Car on se doute que le destin de l’ère bourgeoise n’est pas de finir en despotisme éclairé. Découvrez Paul Nizan en tout cas, le penseur obscur qui a mis le doigt ou cela fait le plus mal : le bourgeois est prétentieux, il se la pète, il est content de lui alors qu’il commet toutes les injustices de la terre, que ce soit aujourd’hui en province, au Yémen, en Grèce ou en Palestine :
« Ne parlent-ils pas de Liberté, de Justice, de Raison, de Communion ? Ne se mettent-ils point sans cesse dans la bouche les mots d’Humanisme et d’Humanité ? Ne savent-ils point que leur mission est d’éclairer et d’aider les hommes ? C’est ainsi qu’ils font la théorie de la pratique bourgeoise, qu’ils font la métaphysique de l’univers auquel le bourgeois tient : le bourgeois fut toujours un homme qui justifiait son jeu temporel par le rappel de sa mission spirituelle. Le bourgeois sait. Ses fonctions économiquement, politiquement dirigeantes exigent d’être complétées et garanties par des fonctions spirituellement dirigeantes. »
Tout cela rappelle l’effarant Maurice Godelier, universitaire-anthropologue-concepteur de la théorie du genre, et qui avoue « être fonctionnaire au service de l’Humanité »…
Nizan sur notre omniprésente racaille philanthrope :
« Le bourgeois est conseiller et il est protecteur. Il incline à la philanthropie. Il fonde des dispensaires. Des crèches. Noblesse obligeait. Bourgeoisie oblige. »
Les sources principales :
Paul Nizan – les chiens de garde (wikisource.org)
Serge Halimi – les nouveaux chiens de garde (raisons d’agir)
Nicolas Bonnal – la culture comme arme de destruction massive, Céline pacifiste enragé (Amazon.fr)
Guy Debord – Commentaires sur la Société du Spectacle
http://www.bvoltaire.fr/bourgeoisie-barbare-hait-populo-r...
https://www.egaliteetreconciliation.fr/Gouverner-par-le-c...
https://nicolasbonnal.wordpress.com/2018/01/15/tocquevill...
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Luc-Olivier d'Algange:
Les Héroïques de Paulina Dalmayer (Grasset, 2021)
Voici un livre tout en muscles et en nerfs qui nous change de la flaccidité ordinaire du nihilisme confortable, de ces romans qui semblent écrits du bout des lèvres. Dans ces Héroïques, c'est tout un corps qui écrit, avec ses tendons, ses articulations, ses terminaisons nerveuses, l'électricité qui passe entre les neurones, le crépitement des phosphènes, la circulation du sang dans les veines et les battements du cœur, - sans oublier la peau, qui est le suprême organe de perception.
Wanda, qui est le personnage principal de ce roman, sait qu'elle va mourir, que ses jours sont comptés et que son corps, avant de se défaire, est le siège d'une âme qui persiste. Que faire pendant ces jours qui restent ? Et surtout comment faire ? Que se passe-t-il alors ? Dotée de cette certitude terrible, qui est la limite proche que l'on ne peut désormais dissimuler sous des nuées incertaines plus ou moins aimables, Wanda ne va pas théoriser un ars moriendi, elle va, au contraire, vivre et revivre, tuer et ressusciter, par la réminiscence et le désir, un ars amandi, un art d'aimer.
Nous apprendrons ainsi, dans ce voyage, que l'amour ne vaut que délié et divers, et qu'il faut dire, comme naguère, les amours, non seulement pour désigner par ce pluriel un nombre plus ou moins grand d'êtres aimés, mais aussi pour comprendre qu'il y a de nombreuses façons d'aimer, à l'impourvue, avec esprit, avec loyauté ou amitié profonde, dont aucune ne se laisse réduire en cette compacité sentimentale qui tasse en un même composé artificieux, - qui aura le charme des amalgames dentaires, - le sexe, le sentiment, le possession, la raison sociale, la soumission familiale, et autres occurrence du « gros animal », pour reprendre la formule platonicienne chère à Simone Weil, autrement dit de cette société, de ce collectivisme forcé, qui sont devenus les ennemis de la civilisation et de la civilité. L'héroïsme sera de s'en déprendre.
Ce roman cruel, comme le théâtre d'Artaud ou de Grotowski, - qui est l'un des personnages du roman, mais nous n'en divulguerons pas davantage, - ne se laisse pas lire comme une antienne morose ou déprimante : il nous regarde et nous déchiffre. Ce n'est pas un objet, mais une méthexis, une participation, vérifiant ainsi cette évidence : plus le propos est subjectif et personnel, plus il se tient dans la trame de son propre monde et mieux il opère à une sorte d'impersonnalité active où nous pourrons retrouver nos propres vérités et nos propres tentations, ainsi que le fait précisément Grotowski lorsqu'il s'interroge sur le passage du «rôle » à « l'essence » des personnages.
Le roman de Paulina Dalmayer nous force à garder en mémoire cette frontière frémissante qui sépare, et unit, notre « rôle » joué dans le monde de « l'essence » mystérieuse, hors d'atteinte, qui seule demeure, telle, derrière le défilement des images d'un film, la lumière du projecteur.
Wanda est polonaise, c'est dire qu'elle nous vient de la Mitteleuropa, et ce qu'elle nous dit, en se souvenant, et en agissant, vient de cette civilisation, prodigieusement complexe et vivante, qui elle aussi, est, à ce moment de l'Histoire, au voisinage de la mort. Autant dire qu'il ne faut pas s'attendre à ces préciosités étiques, ces plaintes bien gérées, ces mondanités moroses qui font, hélas, le fond le plus commun des romans français actuels. Nous sommes, avec Les Héroïques, du côté de Witkacy ou du Döblin du Voyage babylonien. L'ironie, qui traverse de part en part le roman comme un fluide salvateur, n'est point celle de l'intelligence énervée, - c'est-à-dire, par étymologie, privée de nerf, - mais celle du « double regard », qui saisit le jour et la nuit des personnages, d'un seul trait sûr, dans sa ductilité sensible immédiate et dans sa fin dernière.
Nous comprenons, en lisant ce roman de Paulina Dalmayer, - dont la suite est annoncée et attendue, - que le temps est un flux, un flot, voire sur quelque rivage ultime, une vague qui se retourne elle-même dans l'immémorial. Dans son échappée belle, les pieds nus dans la neige, Wanda se souvient, certes, de sa jeunesse polonaise, de la collective incarcération communiste, de sa malédiction familiale, de ses aventures théâtrales, mais le souvenir l'emporte, la soulève dans un présent qui n'appartiendra qu'à elle, pour le ressaisir et se laisser saisir, dans la roulement de la vague, par d'impondérables puissances dans l'extrême fragilité.
Tel est l'héroïsme, qui est un génie de l'intuition : sentir ce qui soulève dans ce qui défaille, vérifier l'existence de l'âme dans l'extinction du corps. Ce beau roman, cependant échappe à chaque phrase à la tristesse. Sa drôlerie se donne à nous les larmes aux yeux ; sans plaintes il va vers son recours, à vif, pour mieux nous laisser entrevoir la sagesse éperdue de vivre.
Luc-Olivier d'Algange.
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Zweig et Bernanos : la vie sans passeport (sanitaire ou autre) avant 1914
par Nicolas Bonnal
Le cataclysme totalitaire qui nous tombe dessus a des précédents dans notre Europe si démocratique et lumineuse, qui a aura inventé toutes les monstruosités du monde moderne. A l’heure ou le passe sanitaire est imposé à tous, où les comptes des non vaccinés, et leur téléphone, et leur eau, et leur électricité sont en passe d’être coupés (1), il est bon de le rappeler.
On va reprendre deux de nos écrivains favoris qui sont frères d’âme, le « juif libéral » et pacifiste Stephan Zweig, ami de Romain Rolland, et le catholique monarchiste Georges Bernanos, qui il y a un siècle dénonçaient la montée de l’étatisme totalitaire en Occident. Les deux grands esprits à cette époque remarquent l’émergence de deux contraintes : le passeport et le visa… Nos lecteurs pourront retrouver aussi nos écrits sur Chesterton et son détestable voyage en Amérique dans les années vingt. Contrôle et obsession anticommuniste au programme.
On commence par Zweig et son fastueux Monde d’hier (le plus grand livre du monde selon nous sur le vingtième siècle, ce siècle tué en 1914 et partiellement survivant dans les années vingt) :
« La chute de l'Autriche a produit un changement dans ma vie privée que j'ai d'abord considéré tout insignifiant et purement formel : j'ai perdu mon passeport autrichien et j'ai dû demander aux autorités britanniques un document de substitution, un passeport apatride. Dans mes rêves cosmopolites, j'avais souvent imaginé dans mon cœur combien splendide et conforme à mes sentiments seraient de vivre sans État, de n'être obligé à aucun pays : et, par conséquent, appartiennent à tous sans distinction. Mais encore une fois, j'ai dû reconnaître à quel point le fantasme humain et dans quelle mesure nous ne comprenons pas les sensations les plus importantes jusqu'à ce que les ayons vécues nous-mêmes. »
Ce que nous allons vivre avec la dictature sanitaire de Macron-Schwab-Leyen nous allons bientôt le comprendre. Zweig poursuit :
« Tout consulat ou officier de police autrichien avait le droit ou l’obligation de me le prolonger en tant que citoyen à part entière. Au lieu de cela, le document pour étranger que les Anglais m'ont donné, j'ai dû le demander. C'était une faveur, mais une faveur qu’ils pouvaient me retirer à tout moment. Du jour au lendemain, il avait descendu un échelon de plus. Hier, il était encore un invité étranger et, en quelque sorte, un gentleman qui a passé ses revenus internationaux et payé ses impôts, et aujourd'hui j'étais devenu un émigré, un "réfugié". »
Préparez-vous, non-vaccinés, à ce statut de réfugié sur votre sol ; on est à 45% de vaccinés, attendez 51 puis 60% ; et arrêtez de dire que les chiffres sont truqués, de toute manière ils s’en moquent.
Zweig décrit l’entrée dans un monde pré-totalitaire en 1919 :
« En effet : rien ne démontre peut-être de façon plus palpable la terrible chute que le monde de la Première Guerre mondiale a connu comme limitation de la liberté de mouvement de l'homme et la réduction de son droit à la liberté. Avant 1914, la Terre appartenait à tout le monde. Tout le monde allait où il voulait et y restait aussi longtemps qu'il le voulait. Il n'y avait pas de permis ou autorisations; je m'amuse de la surprise des jeunes chaque fois que je leur dis qu'avant 1914 j'ai voyagé en Inde et en Amérique sans passeport et je n'en avais jamais vu de ma vie. »
L’auteur d’Amok décrit ensuite ce monde d’avant la guerre mondiale éternelle voulue par les banquiers mondialistes :
« Là les gens montaient et descendaient des trains et des bateaux sans demander ou être invités, ils n'avaient pas à remplir un seul des cent papiers qui sont requis aujourd'hui. Il n'y avait pas de sauf-conduits ou les visas ou l'un de ces tracas ; les mêmes frontières qu'aujourd'hui les douanes, la police et gendarmes se sont transformés en fil de fer barbelé, à cause de la méfiance pathologique de tous vis-à-vis de tous, ils ne représentaient que des lignes symboliques qui croisaient la même nonchalance que le méridien de Greenwich. »
La laisse électronique et même psychologique (désolé, il y a ou aura 80 ou 90% de volontaires extatiques) a perfectionné cette horreur. Zweig poursuit en n’oubliant pas les vaccins, conséquence du militarisme, des guerres et aussi cause partielle du génocide planifié et faussement nommé grippe espagnole :
« Toutes les humiliations qui avaient été autrefois inventés uniquement pour les criminels, ils étaient maintenant infligés à tous les voyageurs, avant et pendant le voyage. L'un devait être représenté de droite et de gauche, visage et profil, coupé ses cheveux pour qu'on puisse voir ses oreilles, laisser ses empreintes digitales, d'abord celles du pouce, puis ceux de tous les autres doigts ; De plus, il fallait présenter des certificats de toutes sortes : de santé, de vaccination et de bonne conduite, lettres de recommandation, invitations et adresses de parents, garanties morales et économiques, remplir des formulaires et signer trois ou quatre exemplaires, et si un seul de cette pile de papiers manquait, on était perdu. Cela ressemblait à des bagatelles, mais… »
Bernanos va utiliser le même mot : bagatelle. C’est le même en allemand. Zweig évoque ensuite notre avilissement qui en découle surnaturellement :
« Nous, les jeunes, avions rêvé d'un siècle de liberté, de l'âge futur du cosmopolitisme. Quelle part de notre production, de notre création et de notre la pensée s'est perdue à cause de ces singeries improductives qui avilissent en même temps l’âme! »
C’est dans le chapitre l’Agonie de la paix.
Voyons Bernanos, réfugié au Brésil comme Zweig, de six ans son cadet, et qui défendit la liberté comme personne, ce qui le rend peu lisible par les temps qui courent. Il fait les mêmes observations avec les mêmes mots que Zweig sur cette volonté médicale et donc pathologique de tout contrôler et de tout vérifier :
"Ce que vos ancêtres appelaient des libertés, vous l’appelez déjà des désordres, des fantaisies". « Pas de fantaisies ! disent les gens d’affaires et les fonctionnaires également soucieux d’aller vite, le règlement est le règlement, nous n’avons pas de temps à perdre pour des originaux qui prétendent ne pas faire comme tout le monde… », comme ne pas se vacciner par exemple. »
Après Bernanos évoque le passeport :
« Cela va vite, en effet, cher lecteur, cela va très vite. J’ai vécu à une époque où la formalité du passeport semblait abolie à jamais. N’importe quel honnête homme, pour se rendre d’Europe en Amérique, n’avait que la peine d’aller payer son passage à la Compagnie Transatlantique. Il pouvait faire le tour du monde avec une simple carte de visite dans son portefeuille. »
Oui, cela sonne un peu rustique et bucolique aux temps des commissaires politiques et sanitaires, pas vrai ? Puis on parle des empreintes digitales, autre bagatelle :
« Les philosophes du XVIIIe siècle protestaient avec indignation contre l’impôt sur le sel — la gabelle — qui leur paraissait immoral, le sel étant un don de la Nature au genre humain. Il y a vingt ans, le petit bourgeois français refusait de laisser prendre ses empreintes digitales, formalité jusqu’alors réservée aux forçats. Oh ! oui, je sais, vous vous dites que ce sont là des bagatelles. Mais en protestant contre ces bagatelles, le petit bourgeois engageait sans le savoir un héritage immense, toute une civilisation dont l’évanouissement progressif a passé presque inaperçu, parce que l’État Moderne, le Moloch Technique, en posant solidement les bases de sa future tyrannie, restait fidèle à l’ancien vocabulaire libéral, couvrait ou justifiait du vocabulaire libéral ses innombrables usurpations. »
Après on arrive au siècle des intellectuels qui comme les BHL ou Onfray vont tout justifier :
« Au petit bourgeois français refusant de laisser prendre ses empreintes digitales, l’intellectuel de profession, le parasite intellectuel, toujours complice du pouvoir, même quand il paraît le combattre, ripostait avec dédain que ce préjugé contre la Science risquait de mettre obstacle à une admirable réforme des méthodes d’identification, qu’on ne pouvait sacrifier le Progrès à la crainte ridicule de se salir les doigts. »
Et là comme Zweig, esprit peu religieux s’il en fut, Bernanos évoque l’avilissement de nos âmes :
« Erreur profonde ! Ce n’était pas ses doigts que le petit bourgeois français, l’immortel La Brige de Courteline, craignait de salir, c’était sa dignité, c’était son âme. »
Depuis ces temps nous n’avons fait que descendre. On va voir maintenant qui est prêt à payer pour la liberté.
Sources :
Bernanos – la France contre les robots (PDF sur le web)
Zweig – Le monde d’hier (LDP)
Nicolas Bonnal – Guénon, Bernanos et les gilets jaunes
09:17 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : stefan zweig, georges bernanos, littérature, lettres, lettres allemandes, lettres françaises, littérature allemande, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Parution du n°440 du Bulletin célinien
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François Marchetti nous a quittés
Céline dans Paris-Midi (1ère partie)
Actualité célinienne
• Antoine LABYE, « Une heure avec Pierre Mertens », RCF [Liège], 8 mars 2021.
09:58 Publié dans Littérature, Revue | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : louis-ferdinand céline, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, revue | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Luc-Olivier d'Algange
Tulipes d'orage
Le Roman de la langue de Philippe Barthelet, éditions Pierre-Guillaume de Roux.
Les grands livres poursuivent généralement un dessein autre que celui qui apparait de prime abord, laissant ainsi carrière à la surprise et à l'aventure. Là où l'on serait tenté de ne voir que des chroniques concernant l'usage de la langue française, se loge, comme dans un logis alchimique, une poétique et une métaphysique. Loin de n'être que le gardien du bon usage, tel que le conçoivent les professeurs et les académiciens, Philippe Barthelet veille sur le seuil, car la langue n'est pas seulement un instrument de communication (et l'on ne sait que trop à quoi elle se réduit souvent) mais une manifestation du Logos. Reprendre nos contemporains lorsqu’ils parlent et écrivent n'importe comment, en sabir pédant ou en traduidu, n'est pas seulement une question de forme, - ou bien elle l'est au sens le plus profond, la forme n'étant autre, par étymologie, que l'Idée, ainsi que le savaient les platoniciens, et après eux, nos théologiens du Moyen-Age.
Le Roman de la langue, dont Tulipes d'orage est le septième livre, n'est pas un addenda au dictionnaire, mais bien, comme son titre l'indique, une tentative romanesque et romane, de raviver la puissance des mots français et de contrebattre leur avilissement. Traité contre le ternissement, l'usure, la tristesse des vocables abandonnés à l'idéologie et à la publicité. Nous apprenons ainsi que la langue française, vivace, est de nature à traverser le pire hiver, celui où nous sommes, avec ses “auteures” et son écriture “inclusive”.
Chaque livre a son usage. Les uns nous distraient de ce que nous ne pouvons ou ne voulons voir, les autres nous informent, avec l'inconvénient, précisément, de porter souvent atteinte à la forme la plus heureuse de la pensée, qui, pour être, n'a besoin que de peu d'aliments, frugale par nature, et de pratique épicurienne. D'autres livres nous laissent songeurs, invitations au voyage. Plus rares encore ceux qui répondent à une attente essentielle et qui tiennent leur place, royale, aussi bien contre le temps qu'en faveur de ce qui, dans le temps, demeure et se perpétue, - disons la Tradition, qui vaut bien une majuscule, et dont nous apprenons, par ce roman de la langue, qu'elle n'est pas un conservatisme jaloux, une réaction morose, mais le cours même de la rivière, celle qui féconde les paysages qu'elle traverse, et dont les œuvres françaises sont les scintillements, les épiphanies, sous l'irrécusable et catholique soleil du Verbe.
Au temps des identités abstraites, fabriquées et vindicatives, qui menacent de faire disparaître, de façon impure et compliquée, par décomposition, cette disposition providentielle que fut la France, il importe, plus que jamais, de ne pas se tromper de combat, et de fonder notre souveraineté, non dans ces mouvantes et fragiles institutions que les politiciens ravagent à loisir, mais dans la seule évidence qui peut encore en témoigner: notre langue, laquelle tient à distance le pathos, la lourdeur et le système, et nous donne ainsi la chance d'être moralistes, en évitant d'être moralisateurs.
La langue se dégrade à mesure que l'idéologie des moralisateurs l'imprègne. La fausseté, à la différence des mauvaises pensées, qui se donnent et apparaissent comme telles, ne peut se dire dans une langue juste. C'est une bien funeste illusion que de croire que notre bien, notre beau, selon la formule de Rimbaud, sont ailleurs que dans notre langue, d'imaginer la reconquête ailleurs que dans une Matinée d'ivresse, de vouloir une souveraineté qui ne fût dans une âme et un corps. C'est assez dire que dans ce roman de la langue française, que prolongent ces Tulipes d'orage, nous sommes plus proches de Rimbaud ou de Scève que du Bescherelle ou même du Littré, - c'est dire que nous sommes loin, comme le cerisier en fleur l'est de la folie des hommes dans le poème qui figure en exergue du Hagakuré.
Loin de ce monde, c'est bien dire au cœur du silence qui règne sur toute formule heureuse, à la façon d'un ciel sur le feuillage. Le Roman de la langue de Philippe Barthelet guerroie contre la langue défigurée et appauvrie, non par un goût vétilleux de la correction, mais en appel à d'impondérables et indéfectibles richesses nues, - les plus hautes fidélités étant légères, comme le vent qui souffle où il veut.
Luc-Olivier d'Algange
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Vigny et la servitude militaire: propos atemporels sur la lettre des généraux
par Nicolas Bonnal
La réaction des militaires est une bonne et intéressante chose. Renvoyons dos à dos le national-chauvinisme et le gauchisme écervelé, et soulignons en quoi cette réaction lettrée est importante : elle donne raison à Vigny et nous confirme dans notre présent éternel. Depuis 200 ans rien ne bouge en France : le peuple est cuit et cocu, la bourgeoisie et les banquiers sont tout-puissants et mondialistes, le nationalisme et le catholicisme sonnent creux. Alors on râle comme Céline.
Dans Servitude et grandeur militaire, texte magique que je mets au niveau de la conclusion des Mémoires d’outre-tombe, on peut lire ceci sur nos militaires ennuyés après les épopées napoléoniennes (on en reparle) :
« Leur couronne est une couronne d’épines, et parmi ses pointes je ne pense pas qu’il en soit de plus douloureuse que celle de l’obéissance passive. »
Vigny qui est jeune officier comprend aussi que les militaires seront toujours un peu ringards, un peu en retard : « …la vie ou du caractère militaire, qui, l’un et l’autre, je ne saurais trop le redire, sont en retard sur l’esprit général et la marche de la Nation, et sont, par conséquent, toujours empreints d’une certaine puérilité. »
Les militaires sont résignés (toujours ?) :
« Ce n’est pas sans dessein que j’ai essayé de tourner les regards de l’Armée vers cette GRANDEUR PASSIVE, qui repose toute dans l’abnégation et la résignation. »
Vigny rappelle le destin glorieux des militaires d’antan. Il souligne comme Tocqueville que la grande France est morte sous Louis XIV (et comme il a raison !) :
« Soumis à l’influence toute populaire du prêtre, il ne fit autre chose, durant le moyen âge, que de se dévouer corps et bien au pays, souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse révolté contre une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d’abaissement dans l’obéissance, et, par conséquent, d’humiliation dans la profession des armes. Le régiment appartenait au colonel, la compagnie au capitaine, et l’un et l’autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur conscience comme citoyens n’était pas d’accord avec les ordres qu’ils recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l’Armée dura en France jusqu’à M. de Louvois, qui, le premier, la soumit aux bureaux et la remit, pieds et poings liés, dans la main du Pouvoir souverain. »
Cette histoire d’uniformes m’évoque celle des masques ; combien ont refusé vraiment d’en porter ? Vous ? Moi ? Un sur mille ? Un sur un million ?
Et de donner ce bel exemple (l’inévitable vieux noble breton) :
« Ils haïssaient particulièrement l’uniforme, qui donne à tous le même aspect, et soumet les esprits à l’habit et non à l’homme. Ils se plaisaient à se vêtir de rouge les jours de combat, pour être mieux vus des leurs et mieux visés de l’ennemi ; et j’aime à rappeler, sur la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Coëtquen, qui, plutôt que de paraître en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régiment : «Heureusement, sire, que les morceaux me restent, »dit-il après. C’était quelque chose que de répondre ainsi à Louis XIV. »
Après Napoléon donc l’armée piétine et devient fonctionnaire :
« L’Armée moderne, sitôt qu’elle cesse d’être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse d’elle-même, et ne sait ni ce qu’elle fait ni ce qu’elle est ; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l’État : ce corps cherche partout son âme et ne la trouve pas.
L’homme soldé, le Soldat, est un pauvre glorieux, victime et bourreau, bouc émissaire journellement sacrifié à son peuple et pour son peuple qui se joue de lui; c’est un martyr féroce et humble tout ensemble, que se rejettent le Pouvoir et la Nation toujours en désaccord. »
Vigny souligne l’ennui :
« La vie est triste, monotone, régulière. Les heures sonnées par le tambour sont aussi sourdes et aussi sombres que lui… La servitude militaire est lourde et inflexible comme le masque de fer du prisonnier sans nom, et donne à tout homme de guerre une figure uniforme et froide. Aussi, au seul aspect d’un corps d’armée, on s’aperçoit que l’ennui et le mécontentement sont les traits généraux du visage militaire. »
Obéir, obéir, obéir, tel est votre destin, militaires, fût-ce à des Macron, à des Hollande, à des Sarkozy et aux leaders américains de l’OTAN :
« La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie des armes, me semble être de deux sortes: il y a celle du commandement et celle de l’obéissance. L’une, tout extérieure, active, brillante, fière, égoïste, capricieuse, sera de jour en jour plus rare et moins désirée, à mesure que la civilisation deviendra plus pacifique ; l’autre, tout intérieure, passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus honorée… »
On parle beaucoup de Napoléon ces temps-ci. Vigny aussi, et un peu plus intelligemment que les commentateurs câblés :
« C’est une chose merveilleuse que la quantité de petits et de grands tyrans qu’il a produits. Nous aimons les fanfarons à un point extrême et nous nous donnons à eux de si bon cœur que nous ne tardons pas à nous en mordre les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d’action et une grande paresse de réflexion. Il s’ensuit que nous aimons infiniment mieux nous donner corps et âme à celui qui se charge de penser pour nous et d’être responsable, quitte à rire après de nous et de lui. »
Le futur est au Gambetta, au Paul Reynaud, au Sarkozy :
« Bonaparte est un bon enfant, mais il est vraiment par trop charlatan. Je crains qu’il ne devienne fondateur parmi nous d’un nouveau genre de jonglerie… »
Vigny imagine une conversation entre le pape et Napoléon. Et le phénomène corse d’éructer contre le vieux pontife en des termes américains (« nous inventons la réalité » - voyez Karl Rove) :
« Mon théâtre, c’est le monde ; le rôle que j’y joue, c’est celui de maître et d’auteur ; pour comédiens j’ai vous tous, Pape, Rois, Peuples ! et le fil par lequel je vous remue, c’est la peur ! - Comédien ! Ah ! il faudrait être d’une autre taille que la vôtre pour m’oser applaudir ou siffler, signor Chiaramonti !Savez-vous bien que vous ne seriez qu’un pauvre curé, si je le voulais ? Vous et votre tiare, la France vous rirait au nez, si je ne gardais mon air sérieux en vous saluant. »
La France avec Napoléon devient le pays de la pose militaire (René Girard en a bien parlé dans son livre sur Clausewitz) et cela va lui coûter de cher de 1870 à 1940 :
- « C’est vrai ! Tragédien ou Comédien. - Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis longtemps et pour toujours. Quelle fatigue ! quelle petitesse ! Poser ! toujours poser ! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu’ils aiment que l’on soit, et deviner juste leurs rêves d’imbéciles. »
Dans le même temps Vigny pressent l’effondrement chrétien du pays (cela met du temps un effondrement, voyez Michelet sur cette question) :
« Cependant il secoua la tête avec tristesse, et je vis rouler de ses beaux yeux une larme qui glissa rapidement sur sa joue livide et desséchée. Elle me parut le dernier adieu du Christianisme mourant qui abandonnait la terre à l’égoïsme et au hasard. »
Vigny résume cette ennuyeuse époque bourgeoise (lisez ce qu’écrit Marx sur Malthus comme as du « dépeupler bourgeois » pour comprendre) :
« Les Grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être éteintes pour toujours. Leur éclat passé s’affaiblit, je le répète, à mesure que s’accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les Armées permanentes embarrassent leurs maîtres. »
Il ne reste comme chez Balzac que la consommation :
« Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent rattacher encore les mains généreuses ? Hors l’amour du bien-être et du luxe d’un jour, rien ne se voit à la surface de l’abîme. On croirait que l’égoïsme a tout submergé ; ceux même qui cherchent à sauver les âmes et qui plongent avec courage se sentent prêts à être engloutis. »
Comme tous les vrais chrétiens (Drumont, Bloy, Bernanos), Vigny comprend les cathos bourgeois issus de la Révolution et du concordat mieux que personne :
« Les chefs des partis politiques prennent aujourd’hui le Catholicisme comme un mot d’ordre et un drapeau ; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie ? - Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie ; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l’église qu’ils décorent ? »
Mais remontons le moral des troupes – et pas du troupeau de la servitude volontaire. Que reste-t-il à nos soldats alors et aux rares rebelles de la France du coronavirus et du nouvel ordre mondial ? Oh, un mot pas très compliqué : l’honneur.
Vigny : « Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’HONNEUR. L’Honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée. - C’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie portée jusqu’à la plus pure élévation et jusqu’à la passion la plus ardente. »
Le baroud d’honneur, comme on dit. On verra si nous en sommes capables, et si nous saurons pour une fois ne pas nous contenter d’un paraphe.
Sources :
https://www.dedefensa.org/article/balzac-et-la-prophetie-...
https://www.les4verites.com/international/chateaubriand-e...
https://www.dedefensa.org/article/comment-loccident-zombi...
https://www.amazon.fr/Louis-Ferdinand-C%C3%A9line-pacifis...
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Luc-Olivier d'Algange: Entretien avec Anna Calosso, à propos du paganisme et du christianisme
Anna Calosso: On discerne dans presque toutes les pages que vous écrivez une sorte de filigrane sacré, tantôt chrétien, dans Lux Umbra Dei, et tantôt païen, dans Le Songe de Pallas, ou dans vos poèmes du Chant de l'Ame du monde, et parfois l'un et l'autre, comme dans L'Ombre de Venise,- qui vient d'être réédité, avec d'autres textes inédits dans un vaste receuil intitulé L'Ame secrète de l'Europe.
Luc-Olivier d'Algange: Allons en amont... Nous vivons dans un Purgatoire mais le Paradis s'entrevoit par éclats. Dans ces éclats le temps se rassemble puis vole au-dessus de lui-même, dans l'éther où vivent les dieux. Dans la tradition européenne le paganisme et le christianisme s'enchevêtrent, moins en théorie qu'en pratique, dans les rites, les légendes et les œuvres qu'elles soient poétiques, picturales ou architecturales. Est-il même possible, depuis le Moyen-Age, pour ne rien dire de la Renaissance, d'être chrétien sans être quelque peu païen, et à l'inverse ? Souvenons-nous simplement que le Versailles du « Roi Très-Chrétien » fut un temple apollinien.
Les « monothéistes » purs et durs le savent qui considèrent le catholicisme comme « associationniste », autrement dit comme un paganisme, voire comme une mécréance. Allons plus loin... Il me semble qu'il est même possible d'être catholique, ou païen, sans croire, en laissant simplement s'éprouver en nous le sens du surnaturel, du Temps au-delà du temps. Ce qui s'éprouve n'est-il pas plus profond que ce que l'on croit ?
Au demeurant, la croyance, comme l'opinion, sont affaires subjectives, souvent superficielles et étroites. On se demande pourquoi les hommes sont si attachés à leurs croyances: ils aiment l'étroitesse, ils s'y croient à l'abri, - grave illusion. Ils croient pour n'avoir pas à éprouver. La citerne croupissante leur semble préférable à la source vive... Et moins ils éprouvent et plus ils veulent faire croire, imposer leurs croyances qui ne reposent alors que sur leur incommensurable vanité.
La « gnôsis », qui dépasse la « doxa », ne se réduit pas au « gnosticisme », qui serait une autre croyance, mais une nouvelle profondeur, la profondeur de l'immédiat, la profondeur du sensible: telle couleur qui nous vient en transparence, tel silence entre les notes de Debussy ou de Ravel. La pensée ne vaut qu'anagogique, en vol d'oiseau. Certes la pensée s'exerce, mais elle se saisit au vol. Elle est un commerce avec l'impondérable qui nous vient de loin... Ce beau, ce vaste lointain est la profondeur de la présence.
A force de s'identifier à une croyance, la croyance elle-même se perd, devient écorce morte, revendication hargneuse. Cela se voit, hélas, tous les jours. Le ressentiment s'ensuit contre tout ce que nous aimons, la liberté d'allure et de propos, Villon, Rabelais, Musset, la musique, les cheveux au vent... Un grand défi se pose à l'honnête homme: ne pas être gagné lui-même par le ressentiment contre le ressentiment. Pour cela, cependant, il faut bien connaître ses ennemis, et plus encore, ses amis. Honorer ce qui nous est amical. L'air du matin qui nous délivre des songes moroses, les amants heureux de Valery Larbaud, les grains de pollen de Novalis, la bienveillance pleine de courage de Nietzsche, les rameaux, les rameaux d'or...
Toujours garder en mémoire : se garder du pathos et de l'outrance, et de ceux qui les propagent, et être, à cet égard, d'une intransigeance parfaite et limpide... Ne pas céder, tant qu'il est possible, sur nos vertus, nos légendes héritées, d'autant qu'européennes, elles sont arborescente, pleines de rumeurs et légères. Réciter en soi, de temps à autres, quelques noms, Homère, Pindare, Villon, Dante, Rabelais, Montaigne, Hölderlin, Shelley, Nerval…
Ce qui nous en vient n'est pas un dogme, un système, un goût peut-être, un savoir qui est saveur, une possibilité de traverser la vie, moins chagrine, moins vengeresse, moins stupide. Ces noms, comprenons bien, désignent des œuvres, et ces œuvres sont des évènements d'une bien plus grande importance, Horace le savait déjà, que les événements dits historiques ou politiques. Chacun de ces événements de l'âme est un avènement, l'entrée dans un Temps secret qui a tout à nous dire, à chaque instant. Si nous devions formuler un vœu, ou une prière, ce serait: Que chaque instant soit l'éclat de son Paradis !
Anna Calosso: Vos ouvrages récemment parus sont de préoccupations et de tons forts divers. Notes sur l'Eclaircie de l'être est consacré à Heidegger, Intempestiva Sapientia sont des propos, des formes brèves, proches de Joseph Joubert, Apocalypse de la beauté est une méditation sur la philocalie et la lumière émanée des icônes. Quel unité fonde ces diverses approches, s'il en est une ?
Luc-Olivier d'Algange: La réponse la plus simple, ce serait l'auteur. Mais sans doute ne suffit-elle pas pour un auteur auquel il semble assez souvent avoir pratiqué, comme une diététique, voire comme un exercice spirituel, une certaine « impersonnalité active », pour reprendre la formule de Julius Evola, elle-même issue de la philosophie stoïcienne. Au demeurant, je serais enclin à penser que, d'une certaine façon, toute activité créatrice nous impersonnalise dès lors que l'art n'est plus seulement, pour nous, l'expression de notre « moi » mais un véhicule, un vaisseau, un instrument de connaissance.
Enfin, les thèmes que vous indiquez ne sont pas si éloignés qu'il semblerait aux spécialistes de l'un ou de l'autre. C'est bien dans une éclaircie de l'être que surgissent et scintillent les formes brèves de Joseph Joubert. Les épiphanies qu'évoque la Philocalie orthodoxe, sont, elles aussi, surgissement. La beauté, enfin, est notre Haut Désir.
Anna Calosso: Si l'on vous en croit, la beauté mène un combat contre la laideur, la laideur de ce monde, la laideur moderne....
Luc-Olivier d'Algange: Ou peut-être, serait, dans l'autre sens, la laideur qui mène un combat contre la beauté... Il me semble parfois assister au spectacle d'une volonté planificatrice de la laideur, avec ses stratégies, ses machines de guerre, la télévision, l'architecture de masse etc... Il y a dans la beauté comme une ingénue, une inconsciente présence de l'être. La beauté est-elle combative ? Elle est une victoire à chaque fois qu'elle advient. Elle se suffit à elle-même, d'où le sentiment de plénitude qu'elle nous apporte, elle est, comme la rose d'Angélus Silésius, « sans pourquoi ». La laideur, elle, est un mouvement de destruction concerté, elle est le « quoi » du pourquoi, un ressentiment, une représentation; c'est la grimace de la jalousie à laquelle cependant toujours échappe ce qui est.
Le vaste enlaidissement de tout ne doit pas nous dissimuler que la beauté demeure, et l'enlaidissement même, dans sa planification, dans sa volonté, témoigne de la souveraineté de la beauté qui sera humiliée, recouverte, insultée mais jamais défaite. Le brin d'herbe perce le goudron.
On accuse souvent les amants de la beauté d'être des esthètes, et « l'esthète », il va sans dire, dans la bouche de ces moralisateurs, est un méchant homme. Mais est-il un plus généreux acte de bonté que de vouloir répandre la beauté, l'honorer et tenter de faire vivre nos semblables en sa compagnie ? Que serait une bonté qui serait laide ? Nous le savons par les meurtrières utopies, ces maîtresses du kitch. On voudrait alors pouvoir respirer, repousser les fanatiques, les « arriérés de toutes sortes », selon la formule de Rimbaud, les obtus, les puritains, pour élargir l'espace et le temps, laisser venir à nous des confins d'or et d'azur. C'est ainsi que l'idée d'une défense de la beauté redevient pertinente. Elle se fera par touches exquises, par intransigeances transparentes, par nuances, « sur des pattes de colombe », autant dire de la façon la plus aristocratique possible, - ce qui ne veut pas dire que chacun n’y soit pas convié. La beauté est ce qui ne passe pas. Au contraire des mœurs, elle demeure elle-même dans ses manifestations. Le temple de Delphes, les fresques de Piero de la Francesca sont aussi beaux pour nous qu'ils le furent pour leurs contemporains. Voici bien l'approche du Temps au-delà du temps, l'effleurement de son aile...
Anna Calosso: Tel pourrait bien être le cœur de vos écrits, dire le Temps au-delà du temps, dire le cœur du temps, l'éternité de l'Instant, et je songe, en particulier à ce poème, Le Sacre de l'Instant.
Luc-Olivier d'Algange: L'activisme planificateur nous assigne à une temporalité, laquelle nous pousse en avant à toutes fins utiles, mais n'oublions pas qu'en avant, c'est la mort, et non la mort toute nue, vouée aux vautours ou au feu, mais la mort profitable. Cette mort profitable, c'est la vie, toute la vie assignée au temps du travail et de l'usure... Je ne vois guère d'autre objet à la pensée, et précisément à une pensée qui résiste et se rebelle, que d'œuvrer à la révélation, à la réactivation d'autres temporalités secrètes, transversales ou latérales. J'en dis quelques mots dans un essai récent, Les dieux, ceux qui adviennent... Au discours du temps utilitariste, profane et profanateur, du discours qui nous sépare de nous-mêmes et du monde, opposons la fidélité à un autre cours, une rivière enchantée, un Lignon, dont Honoré d'Urfé savait qu'il traverse une géographie sacrée.
Toute géographie, au demeurant, est sacrée, mais nous l'avons oublié. Qui n'a observé que selon les lieux où nous nous trouvons, nos pensées changent de cours ? Une qualité particulière à tel lieu nous imprègne. ce que nous sommes est dans cet accord, dans cet échange magnétique, à la fois intime et impersonnel, par notre façon de nous y mouvoir, de même que la musique, à chaque note, désigne le silence pur où elle se pose, le révélant par ses interstices.
Anna Calosso: Il semblerait que dans votre éloge de l'accord entre l'homme et son paysage, il y eût une implicite critique du « cosmopolitisme », tel, du moins qu'il se revendique parfois aujourd'hui.
Luc-Olivier d'Algange: Votre précision est importante : tel qu'il se revendique aujourd'hui. La critique, implicite ou explicite, en l'occurrence, porte bien davantage sur la globalisation, et la mondialisation, qui ont pour conséquences les communautarismes les plus obtus, les plus incarcérés, que sur le « cosmopolitisme », mot grec qui désigne une pratique spécifiquement européenne. On doute fort que ces grands cosmopolites à leur façon, que furent Fernando Pessoa, Valery Larbaud, Paul Morand, Mircea Eliade, et, plus en amont, Goethe ou Frédéric II de Hohenstaufen, eussent éprouvés la moindre sympathie pour l'actuelle globalisation. Le cosmopolite, l’habitant du cosmos, de l’ordre, est enraciné et peut s'enraciner, et il peut aussi éprouver le sens de l'exil, qu'évoquaient Hölderlin ou, plus proche de nous dans le temps, Dominique de Roux... Le cosmopolite goûte le charme de la découverte, de la mission de reconnaissance. Le globalisé, lui, est partout chez lui dans le nulle part. Le cosmopolitisme appartient, dans son ambiguïté même, à la tradition européenne. Le globalisé n'appartient à rien, sinon aux outrances de sa subjectivité. Dans ce monde déchu, qui est celui de la séparation, du diaballein, la pire séparation est celle qui règne dans le monde globalisé; chacun y étant le geôlier de soi-même. Autant le cosmopolitisme était le luxe de ceux qui s'inscrivent dans un tradere, autant la globalisation est la misère, fut-elle cossue et bancaire, des renégats.
Anna Calosso: L'adversaire, si je vous suis, est donc l'uniformisation...
Luc-Olivier d'Algange: oui, elle, et la schématisation, la simplification, la généralité et l'abstraction, choses plus ou moins équivalentes en la circonstance. La liberté n'est possible que dans un monde complexe et même profus, mais d'une profusion, non point numérique mais concrète. Si tout est plat, on nous tire à vue. Il faut, pour être libre, des espaces secrets, des labyrinthes, des passages vers d'autres mondes et d'autres temps. Tanizaki écrivit un Eloge de l'ombre, dont je conseille la lecture. Ceux auxquels on colle volontiers l'étiquette « anarchistes de droite » aiment le secret, les abbayes de Thélème, les Ermitages aux buissons blanc, les « mondes flottants », comme on dit au Japon. Le monde ante-moderne excellait à ces désordres féconds qui obéissaient à un ordre supérieur, invisible. Voyez une cité médiévale, ses recoins, ses surprises, son harmonie qui semble improvisée, voyez encore Venise et comparez les aux productions des architectes et urbanistes modernes conçues rigoureusement pour travailler, vendre et surveiller. Quelques architectes modernes eurent même l'idée de supprimer les rues, où l'on se promène, et de créer un dispositif où les hommes, parqués selon leurs catégories professionnelles, iraient directement de leur appartement à leur lieu de travail, avec pour seules stations intermédiaires le garage collectif et le supermarché. Nous sommes là aux antipodes de ce que Pasolini nommait la société des arcades où les castes se mêlaient dans la recherche des conversations, des saveurs et des plaisirs, dans le goût de l'otium. L'étymologie dit bien que c'est le negotium qui est la négation de l'otium. On voit aussitôt de quel côté est le nihilisme.
Anna Calosso: Le nihilisme est quelque chose qui doit être surmonté nous dit Nietzsche...
Luc-Olivier d'Algange: Surmonté est le mot juste. Tout homme de ce temps est contraint à la traversée du nihilisme. Que voit-il dans ce parcours ? Les murs qui l'enserrent de plus en plus ou la lueur au loin, celle des « aurores » védiques ? La critique de la modernité est souvent perçue comme le fait de « réactionnaires », - mais nombre de ceux que l'on nomme ainsi ne le sont guère. Ce ne sont pas les formes anciennes qu'ils veulent restaurer mais perpétuer les forces, l'imagination créatrice qui les firent naître. Ce qui est tout autre chose.
Anna Calosso: J'hésite enfin à vous poser cette question, un peu trop courue: êtes-vous optimiste ou pessimiste ?
Luc-Olivier d'Algange: La grande espérance, la plus lumineuse, nous vient lorsque tout est à désespérer. Peut-être même y a-t-il quelque chose de providentiel dans le détachement auquel nous sommes obligés, et dont nous serons peut-être les obligés. Une réduction à l'essentiel s'opère, un feu de roue alchimique. Les œuvres qui ne sont plus enseignées publiquement deviennent un secret, dont naît une discipline de l'arcane. La beauté perdue au milieu de la laideur devient éperdue. La destruction des formes visibles nous livre au « séjour auprès de l'invisible invulnérable » pour reprendre la formule de Heidegger. L'hostilité du monde renforce l'amour entre quelques-uns. Les temps prochains seront aux Calenders.
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Le premier roman de Thomas Clavel plonge le lecteur dans un récit inquiétant qui s’inscrit dans le genre dystopique si certains faits d’actualité ne corroboreraient pas la préfiguration d’un effrayante avenir immédiat.
« Bo-bo » parisien, brillant khâgneux, normalien sorti de la rue d’Ulm, agrégé en lettres, Maxence Baudry se délecte de la littérature française des XIXe et XXe siècles. Sa thèse « brillamment soutenue (p. 13) » porte sur L’impossible silence de Maurice Blanchot. Écrivain qui se défiait de la notoriété et réprouvait les modes médiatiques, Maurice Blanchot (1907 – 2003) signa en 1961 la pétition des intellectuels de gauche contre la guerre d’Algérie. Tenant une ligne ultra-gauchiste, il vomissait le camp d’en-face d’où il provînt naguère. Avant la Seconde Guerre mondiale, le jeune Blanchot rédigeait en effet des articles au vitriol dans différentes publications de la « Jeune Droite ». Aux côtés de Jean de Fabrègues et de Thierry Maulnier, il signait dans Combat et L’Insurgé. Leur teneur se caractérisait par leur virulence…
Ne répondez jamais au téléphone !
Maxence Baudry « depuis quatre ans […] enseignait la littérature à Paris 3 (p. 12) ». Il mène une vie paisible jusqu’au jour où, démarché de façon honteuse par une télévendeuse impudente, il se voit forcer de prendre « un abonnement d’un an à notre pack découverte, exceptionnellement à quarante-neuf euros par mois pendant les trois premiers mois pris au tarif habituel et préférentiel de quatre-vingt-dix-neuf euros par mensualité (p. 15) ». Furieux, il compare l’attitude de cette professionnelle à celle des Roms qui écument les stations de métro de la Capitale.
Maxence Baudry ne sait pas qu’il vient de tomber dans la délinquance verbale. Convoqué au commissariat, il est mis en examen pour « oppressisme dans l’exercice de fonctions enseignantes, romophobie caractérisée et diffusion de contenu idéologique à caractère xénophobe sur les réseaux sociaux (p. 41) ». Le policier a écouté la conversation téléphonique enregistrée et découvert qu’en corrigeant une copie, le prévenu avait osé mettre un quatre sur vingt à une « afro-étudiante », accompagnée du commentaire suprématiste suivant : « Copie insuffisante, travail minimal; il faudra approfondir certaines notions d’histoire littéraire manifestement jamais rencontrées (p. 40). » Horreur de la bonne conscience cosmopolite ! Baudry aggrave encore en cas. Sur son blogue personnel dédié à la littérature, il a commenté un roman de Renaud Camus, véritable pestiféré de la République décadente des Lettres.
Maxence Baudry doit se rendre « le lundi suivant à treize heures, à la quatrième chambre correctionnelle du Palais de Justice (p. 57) » parce que « lorsqu’un individu est inculpé pour délit verbal, l’audience est enregistrée dans des délais exceptionnels (p. 47) ». Cette rapidité revient à « la loi d’Application du Vivre Ensemble (p. 42) » qui est « une loi d’exception (p. 47) ». « Cette loi révolutionnaire avait la particularité de réprimer plus sévèrement les mots que les actes. Une mauvaise parole sur la voie publique enregistrée avec un téléphone portable; un tweet ou une publication Facebook dont on avait conservé la trace grâce à une capture d’écran; un article partagé sur un blog; une conversation privée filmée à l’insu d’un locuteur imprudent : tout cela coûtait désormais plus cher qu’une agression physique (p. 43). » Une modification légale la complète en permettant des indemnisations versées par le condamné « à titre de préjudice subi ou bien de récompense civique (p. 45) ». Il s’agit « d’inciter les citoyens à adopter une conduite moralement responsable (et hautement lucrative) de délation systématique (pp. 45 – 46) ».
Thomas Clavel ne fait qu’extrapoler des cas déjà prévus dans les différentes lois liberticides hexagonales, voire occidentales. Des militants identitaires du local lillois, La Citadelle, sont poursuivis pour des propos enregistrés en caméra caché par un stipendié d’AJ+, le médiat jeune de la chaîne de télévision Al Jazeera. L’auteur aurait cependant pu développer le contexte politique en imaginant que l’acceptation de cette loi « liberticidissime » revienne à la présidente de la République Christian Taubira, à son Premier ministre Najat Vallaud-Belkacem, à la ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Clémentine Autain, au ministère de la Guerre (contre les Blancs), Assa Traoré, et au ministre de l’Intérieur, de l’Accueil inconditionnel des réfugié.e.s – migrant.e.s – exilé.e.s et de la Lutte impitoyable contre toutes les haines Cédric Herrou, Alice Coffin s’installant pour sa part au ministère de l’Éducation transnationale.
Un vivre ensemble obligatoire
Au tribunal, face aux parties civiles, à l’accusation publique et à un auditoire hostiles, Maxence Baudry se défend seul. Il a appris que les honoraires des avocats « avaient explosé, les nouveaux dossiers de crimes de parole étant presque toujours perdus par la partie défendresse (p. 57) ». Dans sa plaidoirie, le prévenu commet l’erreur de se justifier. Il est forcément « condamné à une peine de deux ans de détention avec mandat de dépôt et au versement d’une indemnisation de quatre mille euros au bénéfice de la plaignante Noema Korokossi pour préjudice moral (p. 70) ». Le jugement est « irrévocable, les voies de recours étant impossibles en cas de viol de la loi AVE (p. 71) ».
Plutôt que de se justifier, Maxence Baudry aurait dû se lancer dans une défense de rupture théorisée par l’avocat Jacques Vergès. Ainsi aurait-il nié la légitimité juridique de cette monstruosité et contesté la légalité même du tribunal. Contributeur à Causeur et à Boulevard Voltaire, Thomas Clavel reste un libéral conservateur individualiste et légaliste. Or, face à une telle ignominie décrite dans cette fiction, l’affrontement physique s’impose. Puisqu’il est plus gravement sanctionné dans ce monde affreux de dire que de faire, les victimes de la loi AVE ne devraient-elles pas agir en jusqu’au-boutistes assumés ?
Outre l’erreur de plaider sa bonne foi devant des juges politisés, Maxence Baudry en commet une autre, antérieure, celle de se rendre à la convocation du commissariat du Ve arrondissement. Il aurait dû suivre pour la circonstance les étrangers délinquants sans-papiers qui n’y répondent jamais. Mais la convocation devient bientôt une perte de temps. L’Arménien Vahé, scénariste de son état, rechigne à adapter Le Nom de la Rose d’Umberto Ecco en remplaçant la jeune paysanne amante du novice franciscain par une Africaine tétraplégique promue héroïne principale de la série… Exagération narrative ? Que nenni ! L’Agence spatiale européenne envisage de recruter pour ses prochaines missions des candidats handicapés. On peut dès lors proposer que les déficients visuels (ou les sans-permis) conduisent les bus et les tramways de la RATP.
Ulcéré, Vahé répond vertement à son producteur. Il n’obéit à aucune convocation policière. La police l’arrête chez lui. Et s’il avait immédiatement riposté en faisant feu sur eux derrière sa porte ? Aurait-il été jugé pour l’acte ou pour le propos initial à moins que la peine capitale soit rétablie pour ce cas spécifique ? La différence de traitement est d’ailleurs notable entre les prisonniers de droit commun et les « pénitents » coupables de crimes textuels et perçus comme des « malades psychiatriques ». Dans cette dystopie, l’État anarcho-tyrannique fait qu’« en quelques mois seulement, la moitié de la population carcérale d’Île-de-France avait été remplacée. Par voie de conséquence, les taux de délinquance et de criminalité avaient explosé dans certains départements. Mais les rédactions des principales chaînes d’information en continu avaient reçu l’ordre de détruire tous les fichiers vidéo en leur possession qui témoignaient des récentes atteintes aux biens et à la personne (p. 167) ».
Rééducation mentale forcée
Dans la maison d’arrêt de Villepinte, qui ressemble plus à un pénitencier étatsunien, la privatisation en moins, où Maxime Baudry se retrouve détenu, les « pénitents » portent un uniforme couleur sépia distinctif. Sur le modèle des camps du Viet Minh qui endoctrinaient les prisonniers français avec la complicité de l’infâme crapule Georges Boudarel qui ne fut jamais inquiété par les instances universitaires, les détenus subissent chaque mardi une séance obligatoire et délirante de vivre ensemble. On pense ici aux méthodes anglo-saxonnes de rééducation collective imposées aux Sudistes à la fin de la Guerre de Sécession en 1865, aux Afrikaners après la Guerre des Boers en 1901 et au peuple allemand entre 1945 et 1949. Dans ce dernier cas, il en a quand même résulté un chef-d’œuvre d’Ernst von Salomon, Le Questionnaire (1951). Le pédagogue responsable de ce prêchi-prêcha hebdomadaire abjecte ne mériterait-il pas une sévère correction surtout si la violence sur la personne est plus acceptable que la virulence des propos ? Quant au « mitard », le politiquement correct exige de l’appeler « salle de lecture (p. 141)». C’est « une pièce sans fenêtre, ni bibliothèque, avec un petit lit et un WC. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une enceinte encastrée dans le mur diffusait (à un niveau d’intensité sonore déterminé à l’avance mais que le directeur pouvait modifier à sa guise depuis l’extérieur) les enregistrements de livres audios appartenant à la collection Jeunesse et Diversité du fonds documentaire de l’Éducation nationale (p. 141) ». Pourquoi ne pas la saccager ? Pourquoi les « pénitents » qui sont des dissidents – prisonniers politiques – détenus d’opinion ne se mutinent-ils pas ? Ils appartiennent à une France polie, convenable et bien-élevée. À tort ! Ils gagneraient à agir en hooligans, en pittbulls, en nouveaux Vandales politiques. Contre l’anarcho-tyrannie étatique, c’est une France réfractaire, rebelle et insurgée qui devrait répliquer coup pour coup.
Certes, des embastillés suivent Maxence Baudry. Il leur apprend à résister au bourrage de crâne en réenchantant la syntaxe et le vocabulaire, en retrouvant l’étymologie, l’orthographe et la grammaire, en se réappropriant la sémantique. Bientôt, les détenus les plus déterminés constituent un contre-atelier informel de réaction linguistique sans que cela ne débouche sur un véritable réseau clandestin de résistance à l’intérieur de la maison d’arrêt. Thomas Clavel ignore peut-être que de telles structures sont possibles et qu’elles ont existé à diverses périodes contemporaines. Les détenus appartiennent à la France bien élevée, respectueuse des lois.
En dépit d’une fin assez conformiste, c’est un honorable roman qui annonce (un peu trop tardivement ?) des temps difficiles. Il esquisse un début de commencement de réaction vitale à la seule échelle individuelle. Oui, seule une minorité agissante et engagée saura évincer les autres minorités organisées. N’oublions jamais, l’exemple récent des « Gilets Jaunes » en fait foi, que l’histoire n’est pas populiste, mais aristocratique.
Georges Feltin-Tracol
• Thomas Clavel, Un traître mot, Éditions La Nouvelle Librairie, coll. « La peau sur la table », 2020, 230 p., 14,90 €.
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Parution du numéro 439 du Bulletin célinien
Sommaire :
Quand Chateaubriand prédisait la venue de Céline…
Le Journal de Rebatet
Céline dans Juvénal
Quand le fantôme de Céline met la Préfecture de police en émoi [archive]
Il est périlleux pour un comédien de lire Céline. Le risque est d’en faire trop, de souligner les effets, bref de surcharger. Voilà un écueil qu’évite sans conteste Denis Podalydès. Après nous avoir donné une lecture intégrale de Voyage au bout de la nuit ¹, il nous gratifie, cette fois, de celle de Mort à crédit, sous la forme de deux disques compacts (format mp3). Autant le dire d’emblée : il ne fait pas l’unanimité auprès des céliniens si l’on en juge par les avis propagés sur les réseaux sociaux de l’Internet. Les uns goûtent peu sa lecture jugée monocorde même si elle est motivée par le souci de ne pas verser dans l’expressionnisme facile et vulgaire de certains interprètes. Les autres, la trouvent très fine, à l’opposé des lectures outrées qui abondent. En atteste ce commentaire : « Pas le plus musical, pas le plus jazzy, mais une véritable fragilité qui révèle de très belles nuances dans le texte… J’ai longtemps préféré Luchini pour son interprétation très “dansante” ; celle de Podalydès me paraît aujourd’hui tellement plus subtile, moins caricaturale. » À propos de sa lecture de Voyage, l’écrivain Thomas Compère-Morel estime qu’il a trouvé « la respiration parfaite de l’écriture célinienne pour nous en restituer la force brute ». Le critique littéraire Grégoire Leménager renchérit : « Loin de la gouaille de Michel Simon comme des éruptions jubilatoires de Luchini, ce sociétaire de la Comédie-Française lit Céline comme il lirait du La Bruyère. Soudain très grand siècle, avec une sobriété qui confine à la pureté, le saisissant bavardage de Bardamu y devient ce qu’il est aussi : un immense texte classique, qui oppose la beauté d’une langue à la trivialité du monde. » Il faut dire que Podalydès a l’intelligence de s’adapter au canal de diffusion : il ne s’adresse pas ici au public d’une salle de théâtre mais à une seule personne écoutant le texte dans l’intimité.
On ne compte plus les grands comédiens qui ont lu Céline : de Michel Simon à Pierre Brasseur en passant par Arletty, Le Vigan, Georges Wilson et bien entendu Luchini. Ce qui n’est guère connu, ce sont les lectures qui n’ont pas fait l’objet de disques. Ces trésors figurent dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel, ayant été diffusés jadis sur les ondes des radios publiques, particulièrement France-Culture. Plusieurs comédiens de grand talent ont, en effet, prêté leur voix à des émissions consacrées à Céline. Citons en vrac Jean-Louis Barrault, Michel Bouquet, Marcel Bozzuffi, Alain Cuny, André Dussolier, Julien Guiomar, Jean Négroni, Michel Piccoli, pour n’en citer que quelques-uns. Celui qui se dégage du lot, à mon sens, est Michel Vitold, excellent dans deux registres différents : un extrait éruptif de Bagatelles et un passage déchirant de Féerie où l’écrivain évoque sa mère décédée alors qu’il était en exil ². Une idée que je soumets à Laurent Vallet, président de l’I.N.A. (nommé en 2015 et renommé à ce poste en 2020) : éditer un disque consacré à Céline reprenant quelques unes de ses lectures d’anthologie.
• Louis-Ferdinand Céline. Mort à crédit. Lecture intégrale par Denis Podalydès. Gallimard, coll. “Écoutez lire”, 2021. Deux disques compacts. Durée : 23 heures. (26,90 €)
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Il n’y avait pas un bon et un mauvais Céline : il y avait Céline, un point c’est tout!
Par Francesco Subiaco
SOURCE: https://culturaidentita.it/non-cera-un-celine-buono-e-uno...
"La postérité est surtout exigeante pour son hypocrisie." Une hypocrisie qui, comme l'écrit Pol Vandromme, les conduit à mesurer les artistes avec la lentille du moralisme, à la myopie qui regarde le passé, ou pire l'art, avec les yeux du présent. Laisser de côté la grande littérature pour des raisons politiques, sans se soucier du style, de l'œuvre, voilà de quoi il retourne. Même si, trop souvent, une mauvaise écriture a été pardonnée au nom d'une mauvaise politique. Cependant, Vandromme, critique belge et cosmopolite, n'était pas affecté par ces myopies et consacrait son activité à la diffusion d'auteurs gênants, dont les grandes œuvres ne pouvaient être éclipsées par des moralismes. Parmi eux, Louis Ferdinand Céline, raconté dans un splendide essai du même nom publié par ITALIA STORICA, sous la direction d'Andrea Lombardi. Un essai nécessaire pour connaître ce maudit auteur capable d'écrire les grands chefs-d'œuvre du vingtième siècle, comme Voyage ou Nord. Un auteur réadmis trop tard, et partiellement seulement, au Panthéon des Lettres, tiraillé entre la thèse du bon Céline des premiers romans et du mauvais Céline des pamphlets et de la trilogie allemande.
Vandromme parvient à mettre en évidence comment, cependant, cette différence n'est qu'apparente, comment les pamphlets, inexcusables et déplorables par leur contenu, ne peuvent être séparés de la personnalité et du style de cet Ezéchiel parisien, puisque "les romans racontent la peur, les pamphlets cherchent à la détruire", mais les uns comme les autres sont les enfants de la même atmosphère et du même monde. Un monde dont le thème fondamental est la peur, qui est exacerbée, déformée, créant des monstres, créant des rêves d'obsessions. Des obsessions qui sont le lent présage de la mort, de la dissolution. D'une condition de putréfaction et de fin dont Céline s'illusionne pour s'en sortir grâce aux exorcismes de ses pages. Une peur que l'on retrouve dans tous les textes de Céline et qui se manifeste par la "dénonciation de l'imposture contemporaine, du long combat victorieux que la décadence menait contre l'instinct de l'espèce". Une dénonciation qui devient un réquisitoire contre la guerre, comme la prophétie de la mort. Une mort qui est "la seule vérité de la vie", pour laquelle la guerre est une tragédie, un crime humanitaire sans "si" ni "mais". Une description de la condition existentielle amplifiée par un langage expressionniste et déformant, qui plonge dans les abîmes de l'âme humaine, voyant ses monstruosités, ses petitesses. La création de personnages parmi les plus vrais de la littérature et un style qui parvient à devenir porteur d'un nouveau naturel. Un naturel qui bouleverse le langage et en fait le grand mégaphone des émotions. En le transformant en un discours artificiel et vrai. De la petite musique qui fait bouger l'âme des ténèbres et de la nuit. La couleur des fantasmagories absurdes de Guignol’s Band et de Mort à crédit, de la liquéfaction du mot, de la fragmentation et du délire. Qui raconte la foule solitaire, le crépuscule halluciné du colonialisme, le désert de la guerre, la rage du bombardement, de Voyage a Nord. Vandromme vivisectionne le langage, les thèmes et les masques de l'œuvre de Céline, entre l'imminence de la peur, la destruction de la guerre et l'innovation linguistique. Récit de ce chroniqueur et styliste de la décadence, entre l'ironie de Swift et le cynisme de La Rochefoucauld. Réaliser l'exégèse de romans et de pamphlets, évalués à la lumière de leur validité stylistique, en considérant toujours l'horreur de son contenu. En nous disant que "nous ne devons pas avoir peur de ses livres". La société littéraire doit être capable de supporter tous les scandales et toutes les folies, d'avaler ses œuvres et de digérer ses mesquineries." D'autre part, comme le disait Arbasino, "l'œuvre d'art s'écrit elle-même". Et il parle le langage du style et de l'émotion".
Francesco Subiaco.
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Louis-Ferdinand Céline et le "blabla" idéologique de notre temps
par Frédéric Andreu-Véricel
Au temps où la liberté de déplacement était encore autorisés, une odyssée cycliste m'avait conduit à coudoyer la maison d'exil de L.F. Céline au Danemark. Point d'orgue de ce voyage, ma rencontre inopinée avec un témoin direct de l'époque, dont je comprends aujourd'hui la responsabilité face à l'Histoire. Olé Seyffart-Sorensen, huit ans à l'époque des faits, a en effet noué une touchante complicité avec le «Géant» (A l'époque, le gamin accompagnait son père dans la masure, prêtée par l'avocat danois, pour y effectuer de menues réparations de boiserie, cette masure ou Céline et Lucette passèrent bon gré, mal gré, plus de trois années).
Bref, avec le temps, ce voyage semble avoir délivré sa charge heuristique au delà de l'anecdote. La question est de savoir ce que le mal aimé des Lettres Française dirait des avancées sociétales du XXIème siècle, de cet art contemporain qui s'impose dans nos rues ébahies et autres confinements à répétition. Céline est mort il y a 70 ans (le même jour que Ernest Hemingway) mais une grande oeuvre peut agir aussi comme une réplique, au sens sismique du terme, du substrat de la civilisation.
Les confinements ont, à leur manière, contribué à donner des messages nouveaux à mon questionnement célinien. Je songe aux truculents entretiens radiophoniques disponibles sur internet, résonnant avec cette époque de basses eaux que nous traversons.
L'entretien de 1957, réalisé pour le compte d'une radio suisse, sonne comme un véritable roman radiophonique. Le fond sonore se compose de bruits divers et chants de menâtes qui donnent à ces propos une hilarité toute particulière que l'on retrouve bien sûr dans ses romans. L'auteur d'Un château l'autre qui se joue des faiblesses du journaliste, déclare notamment :
«Je suis femme du monde, Monsieur, et non pas putain ; j'ai des faiblesses pour qui je veux... Je me sacrifiais pour mes semblables. Je n'ai pas eu d'avantage à me sacrifier !"...
Quant aux innombrables colloques et recensions qui font flores sur la toile, aussi passionnants fussent-ils, ils ne m'ont pour autant pas fait basculer dans le célinisme confessionnel. C'est même en réaction contre un certain nombre de "poncifs" véhiculés autour de Céline, comme celui de l' "écrivain styliste", que j'ai commis cet article. Je voulais le surligner avec d'autant plus d'audace que ce poncif, répété en choeur par tous les épigones, provient de Céline lui-même. Dans un entretien de 1957, il déclare : « On parle de "messages". Je n'envoie pas des messages au monde. L'Encyclopédie est énorme, c'est rempli de messages. Il n'y a rien de plus vulgaire, il y en a des kilomètres et des tonnes, et des philosophies, des façons de voir le monde... ».
L'auteur du Voyage a martelé à plusieurs reprises qu'il n'était pas un "homme à idées, un homme à messages" mais il s'exprimait après avoir échappé à "la plus grande chasse-à-courre qui ait été organisée dans l'Histoire", au terme de dix-huit mois de réclusion au Danemark et six ans d'exil hors de France avant son retour équivoque.
Après guerre, l'Histoire était en cours d'être réécrite à la faveur des vainqueur. Et cette histoire fut écrite symétriquement contre le projet européen d'Hitler et la France de Céline. A son retour en France, son image d'écrivain maudit le contraint donc à une semi-clandestinité. A l'étage de la maison de Meudon, Lucette prodigue ses cours de danse ; au rez-de-Chaussée, le médecin Destouches reçoit quelques patients. Il écrira les trois romans fulgurants de la «trilogie allemande» (D'un château l'autre, Nord et Rigodon) mais réserve désormais ses visions politiques aux rares amis fidèles.
Pour cette période meudienienne, deux thèses s'affrontent, celle des Céliniens qui prétendent que sa posture et sa tenue vestimentaire de clochard aristocrate étaient surjouées et factices, et celle du très dévoué rédacteur de la revue célinienne, Marc Laudelout, qui penche au contraire pour un retrait jüngérien de Céline sur le mode «anarque».
Quelle que soit la réalité vécue, Céline fut sans conteste un "lanceur d'alerte" avant l'heure. Grand blessé de 1914, il milita contre la déclaration de guerre d'une France dont il présageait l'issue tragique. Il fustige une déclaration de guerre perdue d'avance. Il sera perçu pour un héros au début du second conflit mondial. A son retour en France, il restera un sage à la mode de Diogène-le-Cynique dans la villa de Meudon.
Sur l'art célinien, l'erreur généralement commise est à mon avis double :
1) Dissocier le style émotif de Céline et son "message" textuel est le premier travers dans lequel tombent nombre de Céliniens. En réalité, cette dichotomie n'est pas plus plus opératoire que la séparation franche entre la vie et l’oeuvre d 'un auteur. Ces manoeuvres appartiennent au monde proustien relayé par certains universitaires détachés des contacts avec les réalités et les sortilèges de l'écriture, promptes à créer une religion de ces séparations abstraites tout en se gardant bien d'occulter les distinctions lorsqu'elles s'imposent, le pays réel et le pays légal, par exemple.
A mon avis, style et « idées » ne sont tout simplement pas séparables, pas plus que forme et force en peinture aurait dit René Huyghe.
Certes, le travail de restitution de l'émotion du langage parlé dans l'écrit ne fait pas de Céline un théoricien des idées ni un "philosophe" stricto sensu, bien qu'il puisse, à mon avis, être perçu comme un "cynique". Céline est comme les cyniques grecs, proche des animaux. Il aime la compagnie des chats, des perroquets et des chiens ("cynique" provient d'ailleurs du latin cynismus pour désigner ce qui concerne le "chien"). Comme les Cyniques grecs, il aime à exprimer sans ménagement des sentiments, des opinions contraires à la morale reçue.
Les Cyniques ont pris pour modèle le chien car cet animal aime "ronger les os". Les Cyniques rongeaient les Idées platoniciennes. Céline, lui, est celui qui ronge le "blabla" que ce soit celui des va-en-guerres des années 30 que celui des chantres des évolutions sociétales des années 60. Céline est par exemple, avant Marshall Mac Luhan, un critique de la télévision et la publicité dont il pressent le pouvoir sur les masses dès 1953. Il anticipe la société du spectacle de Guy Debord. Il perçoit la portée idéologiques de la « réclame ».
On peut imaginer sans peine ce qu'il écrirait aujourd'hui face au "soft power" néolibéral de la machine macronienne, les avancées de la démocrature mondialiste sous couvert d'hystérie sanitaire. Il tournerait à coup sûr en dérision toute cette grossière mascarade ! Gageons également qu'il aurait été le premier à porter le "gilet jaune" sur les rond-points du pourtour parisien sur le mode "périféerique pour une autre fois" !
2) En revanche, contrairement à l'idée répandue, le style célinien est moins le retour de la langue populaire (la langue de la rue) que l'art de restituer l'émotion de la langue. Céline cherche à nettoyer la dentelle de la langue des formalismes et du métalangage hérités de la langue diplomatique du XVIIème siècle. Il désenclave la langue, il ne lui fait pas faire le trottoir. Mort à Crédit fourmille de mots d'argot, mais Féerie pour une autre fois, oeuvre la moins comprise du corpus, touche la dentelle même de la langue.
Si la langue est marquée, comme toutes réalités, par des mouvements de balancier, la langue romanesque de Céline marque incontestablement un "retour" à la langue pré-scripturale, souterraine, dionysiaque et rabelaisienne. Mais celle-ci ne s'identifie à mon avis pas à la "langue de la rue". Ceux qui soutiennent cette thèse se rangent sans même le savoir du côté de la critique allemande qualifiant les romans de Céline d'Asphalt Literatur, critique intéressante mais étrangère à la francophonie.
A mon avis, la langue célinienne a plus a voir avec le mouvement transcendantalisme américain qu'à l'Asphalt Literatur. Mais Céline est un Européen, au lieu de faire son miel du passé amérindien, il renoue avec le fond païen celtique, notamment. N'oublions pas que "Céline" est le prénom que Louis-Ferdinand emprunte à sa grand-mère bretonne, celle qui transmis au fils unique Destouches, choyé par ses parents, les légendes bretonnes des "Saints de la main gauche".
On comprends maintenant mieux pourquoi Céline se disait opposé aux idées: son style est déjà "idéologique", il n'a pas besoin d'exposer des idées pures ou phosphorer sur tels ou tels débats de société. Ce n'est pas un théoricien. A mon sens, on comprends que Céline a agit avec les idées comme il a agit avec la langue française dont il épure les lourdeurs et les formes figées. Il s'agit d'un « rendu émotif » de la langue française et non d'un bilan d'idées.
J'avance par ailleurs l'idée que Céline fut aussi le pionnier des "lanceurs d'alerte" en ouvrant notamment le sillon à Guillaume Faye.
3) Parmi les héritiers de Céline...: Se demander quelles « personnalités » pourraient aujourd'hui revendiquer l'héritage de Céline, c'est déjà y répondre. Bien sûr, le nom de Guillaume Faye vient à l'esprit comme une évidence. Le théoricien des années 80, l'"Esprit fusée" de la ND, fut aussi un humoriste sur les ondes de Sky Rock, un « homme total » décrié jusque dans ses propres rangs, comme il se doit pour un Célinien pur sucre. Nous savons que Faye mourut en état de semi-clochardisation à Paris.
Parmi les héritiers, je pense aussi au directeur artistique Joël Labruyère dont certains textes sont céliniens sans chercher à l'être. Dans la chanson Le Dieu Azard, le chansonnier développe une satire des "prêchi-prêcha" de la religion républicaine et scientiste; on ne saurait mieux s'inscrire dans le sillon du Céline pourfendeur des "blablas" pseudo-démocratiques de son temps, d'autant que la scénographie du clip avec des personnages à masques d'animaux n'est pas sans évoquer les réalités augmentées du roman célinien.
https://communaute-rose-epee.fr/2021/03/31/le-studio-des-brigandes-le-dieu-hazar-hasard/
Notons au passage que Céline est l'inventeur du néologisme "blabla" (dans Bagatelle pour un massacre) mais aussi de la ponctuation "émotive", entre autres innovations entrées aujourd'hui dans l'usage. L'héritage célinien est esthétique, il irradie tous les arts, littérature et cinéma notamment car la langue agit par cristallisation des innovations esthétiques.
Les entretiens relatifs à Céline sur internet réservent quelques perles à leurs auditeurs attentifs. Au cours du colloque tenu en 2011 sur le thème de Céline et L'Histoire : http://www.lepetitcelinien.com/2011/02/colloque-louis-ferdinand-celine-paris.html un intervenant prend la parole (à 3:27:00 minutes de l'émission) à propos des "chochottes anglaises", qui n'est autre que Robert Faurisson ! Vous pourrez sans doute reconnaître le truculent professeur au ton de sa voix. L'intervenant reste anonyme mais déclare être "demi-écossais".
Profitons de ce clin d’oeil amusant pour souligner l'apport du professeur en matière d'analyse textuelle, son interprétation étonnante de l'énigmatique poème "Voyelles" de Arthur Rimbaud a fait date. Ne le réduisons donc pas à son révisionnisme héroïque.
Les génies se reconnaissent souvent par leur pluralité, leur côté insaisissable, leur décalage par rapport à leur temps et au "polythéisme des valeurs". Céline fut à la fois un écrivain de génie, un lanceur d'alertes, et comme Apollinaire en son temps, un visionnaire. Il a notamment annoncé le déclin français, le crépuscule occidental, ainsi que la montée en puissance de la Chine. Il n'est pas exagéré de dire que nous serons tous un jour ou l'autre "céliniens", conscients ou non de cet héritage. Dès le Voyage, Céline annonce avoir renouvelé la littérature pour deux cent ans. Les génies se reconnaissent aussi par les phénomènes de cristallisations mimétiques qu'ils entraînent, malgré eux, après coup. On songe que Céline le reprouvé, le proscrit des commémorations, reste l'un des écrivains français le plus lu dans le monde. Il est l'objet d'un journal bimensuel publié depuis les années 80 regroupant tous les articles et publications à son sujet. Quel autre auteur peut en dire autant ?
4) L'art de Céline est le contraire même de l'art contemporain. La révolution célinienne touche le fond d'air de son temps (comme on pourrait dire : « le fond de l'air est célinien ») à l'instar d'un sismographe qui enregistre les mouvements telluriques d'un sol. Si l'influence de Céline est souterraine, si sa figure irrite autant qu'elle fascine, c'est sans doute parce qu'il travaille en dehors de toute climatisation idéologique (y compris fasciste). Son travail a consisté à décaper les couches de peinture de la langue pour atteindre sa trame émotive, d'où le génie qu'on lui prête. Il lui arrivait de paraphraser Saint Jean : « au début était l'émotion».
En matière d'art, il appréciait les impressionnistes, Vlaminck, etc. Il n'aimait pas la peinture abstraite, par exemple Dubuffet, qui, lui, avait une admiration éperdue pour Céline. Mais ses préférences allaient à Breughel, Bosch, etc. Bref, un choix éclectique.
Les tendances d'une certaine littérature et de l'Art Contemporain (AC) vise au contraire la monoculture. L'idée est d'expulser la trame émotive de l'art pour ne garder que la couche de peinture superficielle, conceptuelle, hors-sol, idéologique. D'où l'impression que les expositions d'AC ne touchent plus l'âme des spectateurs mais seulement l'épiderme et qu'elles s'imposent à l'instar de « slogans ». On peut parler à leur endroit de stratégie d'im-position et non d'ex-position. Tout se passe comme si les artistes subventionnés de l'AC agissaient à rebours de Céline.
Céline épure la langue de ses lourdeurs, le résultat est une langue qui est à la fois populaire et poétique sans chercher à l'être, poétique par « grâce », alors que les homards géants qui s'imposent sur nos places publiques sont tout au contraire des concepts déguisés en oeuvre, interdisant de ce fait tout espèce de réminiscence. L'émotion est remplacée par la provocation; le talent par la soumission à un logiciel idéologique et financier indiscutable, minutieusement démontré dans les ouvrages d'Aude de Kerros.
Dans une émission de radio, Aude de Kerros pose par ailleurs une question d'une grande actualité : « Peut-on être dissident dans le système libéral ?». La réponse à cette question est moins simple qu'il n'y paraît. Le libéralisme a transformé l'anti-fascisme (secondairement, l'anti-communisme) en neutralité politique. Dans une discussion entre amis, il faut être antifasciste pour être neutre et commencer à avancer un argument. Toutes vérités entre les lignes (la pensée transversale) sont désormais proscrites. Contemporain de la télévision, Céline disait que l'homme moderne était « lourd et épais ». Mais imaginait-il qu'il puisse atteindre l'obésité actuelle ?
Aujourd'hui, toute critique de l'AC pose un trouble. Si vous critiquez des oeuvres où l'âme a été remplacée par le concept, vous êtes automatiquement «suspecté» de dissidence. L'amalgame tombe sur vous comme une avalanche, et pour éviter les descellements des plaques de neige idéologiques, vous vous faites petit et discret.
Si, a contrario, vous critiquez frontalement l'AC ou la boite à munitions idéologiques qu'il contient (théorie du genre, théorie du climat) vous êtes automatiquement suspecté car l'AC cristallise l'astralité du néo-libéralisme. L'homme à qui il correspond est un homme hors-sol, interchangeable et consumériste, un homme sans âme et sans révolte.
Dans le climat idéologique actuel, l'AC reflète donc un enjeu idéologique. A mon sens, la dissidence consiste précisément d'en revenir «aux oeuvres», éprouvées et éprouvantes, aux Bergers d'Arcadie, à la Vierge au chancelier Rolin, sans pour autant passer d'une monoculture à une autre. Max Weber parle de « polythéisme des valeurs » ; c'est dans cette direction qu'il faut se diriger. Le Kolumba Museum de Cologne est à mon avis, un exemple de muséographie innovante échappant à la fois au passéisme réactionnaire et au progressisme idéologique.
L'auteur du Voyage a mis en lumière, comme Rabelais en son temps, les «sentiments innommables». Il en ressort un sentiment de provocation, parfois de malaise, mais à rebours de la provocation programmée de l'AC car Céline ne fait pas table rase du passé, il démystifie au contraire tous les « blablas » de notre temps y compris dans la langue elle-même. Dans son chef d'oeuvre Féerie pour une autre fois, on trouve la formule suivante. A tout seigneur, tout honneur ; nous voudrions terminer par elle:
"C'est des filigranes, la vie. Ce qui est écrit net, c'est pas grand chose. Ce qui compte, c'est la transparence. La dentelle du temps, comme on dit."
PS : Le récit de notre rencontre avec Ole et de mes aventures au Danemark, disponible ici:
https://www.lulu.com/en/en/shop/fr%C3%A9d%C3%A9ric-andreu-v%C3%A9ricel/voyage-au-bout-de-c%C3%A9line/paperback/product-98ynm8.html?page=1HYPERLINK "https://www.lulu.com/en/en/shop/frédéric-andreu-véricel/voyage-au-bout-de-céline/paperback/product-98ynm8.html?page=1&pageSize=4"&HYPERLINK "https://www.lulu.com/en/en/shop/frédéric-andreu-véricel/voyage-au-bout-de-céline/paperback/product-98ynm8.html?page=1&pageSize=4"pageSize=4)
Frédéric Andreu-Véricel
contact : fredericandreu@yahoo.fr
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Ex: https://www.breizh-info.com/
Bernard Rio mène une double carrière d’écrivain et de journaliste. Il est l’auteur d’une soixantaine de livres, et a été couronné par plusieurs prix littéraires pour ses essais historiques et ethnologiques, notamment « Voyage dans l’au-delà : les Bretons et la mort » en 2013 (prix Histoire de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire), et « Pèlerins sur les chemins du Tro Breiz » en 2016 (Prix du salon du Livre de Vannes). Il est aussi l’auteur de quatre romans : « Un dieu sauvage » publié chez Coop Breizh en 2020, « Le voyage de Mortimer » et « Les masques irlandais » publiés aux éditions Balland en 2017 et 2018, « Vagabond de la belle étoile » aux éditions L’Age d’Homme en 2005.
Nous l’avons interrogé au sujet de son dernier ouvrage, « Un dieu sauvage ».
Breizh-info.com : D’où vous est venue l’idée d’écrire « un dieu sauvage » ?
C’est une question que je ne m’étais pas encore posée. D’où vient l’idée d’écrire une fiction ? Il y a des livres qui s’inscrivent dans une actualité, ceux publiés à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte par exemple. Il y en a d’autres qui correspondent à une recherche personnelle et originale, ce fut le cas par exemple de mes essais « L’arbre philosophal », « Voyage dans l’au-delà » ou encore « Le cul bénit, amour sacré et passions profanes ». Mes romans relèvent d’une autre perspective. Ils s’imposent à moi. Pour chacun d’entre eux, j’ai dérogé à mes règles d’écriture, abandonnant ainsi la recherche préliminaire et le plan, pour privilégier l’intuition et l’imagination. Ceci dit, « Un dieu sauvage » est un roman à part car je ne l’ai pas écrit d’un seul jet. Je l’ai pris et repris périodiquement pendant plusieurs années jusqu’à la dernière version achevée en décembre 2019. Il a été chroniqué qu’il s’agissait d’un roman prémonitoire Le récit a certes été écrit avant la crise sanitaire du Coronavirus, et contient des correspondances avec la situation actuelle. Néanmoins, les mesures politico-sanitaires qui attentent aux libertés de l’homme de la rue et que celui-ci découvre, avec ingénuité aujourd’hui, ont été décrites depuis des années dans des sphères aussi différentes que des revues scientifiques ou des ouvrages de science-fiction. Sans doute ai-je été plus attentif aux intersignes de l’invisible (le monde des dieux) et ai-je exercé mon esprit critique sur ce que je voyais et entendais depuis des lustres (le monde des hommes), ce qui m’a conduit a écrire cette dystopie. Ce roman participe cependant moins de la veine d’Aldous Huxley ou de George Orwell que d’un autre genre. Selon une critique littéraire, « Un dieu sauvage » serait plus proche d’« Au château d’Argol » (Julien Gracq), « Sur les falaises de marbre » (Ernst Junger) et « Le désert des tartares » (Dino Buzatti). J’y souscris pleinement.
Breizh-info.com : Peut-on dire que votre livre est archéofuturiste, dans le sens où il mêle notre Antiquité la plus profonde, et notre futur le plus proche… ?
Oui, vous pouvez le qualifier ainsi. Mon récit revisite les mythes antiques tout en s’inscrivant dans une réflexion contemporaine : le devenir de l’homme dans un monde totalitariste et ses capacités de survie, d’évasion et de liberté.
Le récit fonctionne sur trois plans : la terre, l’homme et le divin. De même que les hommes croient dominer le monde et le temps alors qu’ils ne sont que des marionnettes entre les mains des dieux (selon l’heureuse formule d’Alain Daniélou), la caste au pouvoir que je décris est davantage dans l’illusion que dans la réalité. Le matérialisme recouvert d’un vernis moral n’est qu’un faux semblant. Je développe aussi dans cette fiction une idée qui m’est chère, et qui pourrait s’apparenter à la physique quantique. Et si le temps n’était pas linéaire ? Si une autre logique inversait la cause et la conséquence ? Si le futur était déjà réalisé, si le passé était encore là, si le présent était une chimère ? Ce qui n’est pas la conséquence du passé pourrait-il être la conséquence du futur ?
Le roman illustre le concept de rétro-causalité. Il revisite le concept de l’espace-temps en lui octroyant une flexibilité par commutation de lignes d’univers. Dans le livre, le personnage du mystérieux Ignotus, invisible pour les Prêcheurs au pouvoir mais réel aux yeux des femmes, incarne cette permanence du passé, ce futur réalisé et ce présent illusoire. Il est le messager, celui qui condamne, celui qui enfante, celui qui fait peur et celui qui enchante.
Ce serait une sinistre infirmité que de penser la réalité comme un temps fini et un espace réduit au visible. La raison est ici soumise à la critique de l’illusion. La matière est assujettie à la conscience. L’ordre, qui n’est qu’un désordre organisé par le pouvoir, se décompose. La peur qui cimente le pouvoir disparait mot après mot, image après image. Albert Camus écrivait dans « L’homme révolté » (1951) que tout blasphème était une participation au sacré.
Breizh-info.com : En choisissant un personnage féminin comme élément déclencheur de la révolte, ne faites-vous pas du conformisme dans les temps actuels, bénis pour les femmes ?
Ah Ah ! Me tenant éloigné des faux-débats télévisés, je me contrefous de ce qui est bien ou mal pensant, normé, genré ou je ne-sais-quoi encore. Senta la tisseuse est à l’image de la Pythie de Delphes ou de la Morrigan irlandaise.
L’histoire est « animée » par sept personnages : Quatre femmes symbolisant les trois Grâces et leur muse, et un trio d’hommes composé de l’inconnu incarnant un cavalier de l’Apocalypse ainsi que du duo de médecins représentant l’antagonisme du pouvoir. Ces septénaires contribuent tous, délibérément ou involontairement, à la destruction de l’ordre correspondant à chacune des sept étapes de l’évolution spirituelle : pulsion (conscience du corps physique), émotion (conscience des sentiments), raison (conscience de l’intelligence), intuition (conscience de l’inconscient), spiritualité (conscience du détachement), volonté (conscience de l’action), réalisation (conscience de l’éternité). Les quatre femmes ouvrent ainsi la voie à une spiritualisation, au renversement du positivisme des Prêcheurs, au retour de la conscience. Pour les suivre dans cette voie, il suffit simplement de changer de perspective et de se laisser emporter par l’intuition dans un univers elliptique où le visible et l’invisible s’enchevêtrent, où l’esprit domine la matière.
Chacun de mes personnages se pose des questions au fur et à mesure que les événements improbables emportent la raison. Le hasard bouleverse la vie de celui qui l’accepte pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un simple hasard, et pour ce qu’il est : le destin, une correspondance qui vient du futur. En se déconditionnant, les quatre femmes se laissent emporter par la crue des mots qui charrie les épaves du vieux monde. La résilience opère alors. La vie ne se profile plus comme une ligne droite mais se déroule comme une spirale. L’être humain est dans la main des dieux et cependant doté d’un libre-arbitre. Il a toujours le choix du chemin qu’il emprunte.
Breizh-info.com : Votre roman est une profonde critique de notre monde moderne. L’écrivain que vous êtes s’y sent-il étranger ? Qu’est-ce qui vous dérange le plus ?
Le monde occidental est désenchanté et même déprimant si on ne prend pas un peu de recul. C’est l’aboutissement d’une idéologie matérialiste apparue à la Renaissance qui a culminé à la Révolution française et a gangréné l’ensemble des classes sociales. Cependant je trouve la situation actuelle passionnante. J’estime d’ailleurs avoir eu la chance d’assister en direct en 1989 à l’effondrement du bloc soviétique (lequel a pris à contrepied tous les experts qui occupent les plateaux de télévision). Un de mes plus beaux souvenirs de journalisme fut la comparaison que je fis entre deux voyages à Berlin-Est, avant et après la chute du mur. Aujourd’hui, bis repetitae, c’est le capitalisme qui va s’effondrer. Je n’ai pas peur de ce qui va se passer et je n’entends pas jouer le rôle de supplétit pour conserver les petits privilèges matériels d’un monde voué à sa perte. Et il n’y a pas lieu à mes yeux de sauver ce système où plus rien n’est sacré. Dans ce système, j’inclus toutes les institutions civiles et religieuses. Il est symptomatique qu’en France toutes les églises et religions, (y compris les groupuscules néodruidiques qui se sont particulièrement ridiculisés en officiant masqués dans la nature), aient collaboré obséquieusement avec le pouvoir, en appelant leurs fidèles à courber l’échine. Ces « gens d’église » ont oublié que les sanctuaires ne relèvent pas du profane mais du sacré. Lors des épidémies, dans l’antiquité et au Moyen Age, il y avait une lecture magico-symbolique des événements, et donc une interprétation et une réponse appropriée. Par exemple, je pense notamment aux cultes et vertus prophylactiques de saint Sébastien et saint Roch. Les légendes hagiographiques sont comparables à des palimpsestes qui recèlent sous le vernis de la reformulation chrétienne, la présence de substrats mythologiques anciens. En l’occurence, saint Sébastien s’apparente au Sagittaire (du latin saggitarius, l’archer), dans le calendrier zodiacal, c’est-à-dire dans la mémoire d’un temps mythique. Le martyre par sagittation du saint peut être mis en parallèle avec le dieu archer de la mythologie grecque Apollon et ses flèches pourvoyeuses de la peste. Dans l’Iliade, le dieu à l’arc d’argent assouvit sa vengeance contre les Achéens en les frappant de ses flèches qui répandent l’épidémie dans la ville. Cette allégorie ne peut être qu’un motif littéraire si on se place sur un plan profane. Elle peut être aussi interprétée sur un plan sacré. Dans la mythologie, l’archer a une vocation particulière : contrôler, réactiver ou prendre l’énergie vitale de la nature. Lancer une flèche est une opération magique qui permet d’agir à distance, de réactiver le saint (Sébastien), le dieu (Apollon), le soleil en le piquant avec des flèches par une opération relevant de la magie sympathique, afin que l’astre ne meure pas et que le printemps advienne. Or, pendant l’épidémie, les sanctuaires ont été fermés avec la complicité du clergé. Ce qui est un sacrilège. Il a été interdit aux dévots d’honorer les saints protecteurs, ce qui est un non sens. Cette absence de sacralité et de mystère, voilà ce qui me gêne le plus dans la société contemporaine.
Breizh-info.com : « Finalement, tout devient possible lorsque le monde se transforme en chaos » dites-vous. C »est à la fois un message terrifiant, mais aussi porteur d’énormément d’espoir non ?
Dans ce roman, la révolte solitaire devient universelle. Au sentiment de l’absurde d’une situation succèdent les temps de la rébellion, de la mort puis de la renaissance.
La révolte de mes héroïnes ne se résume pas à une contestation des esclaves, à une colère et à un affrontement, elle se place entre deux temps, le temps d’avant, la guerre, et le temps d’après, l’unité. Cette révolte des femmes prend peu à peu les allures d’une délivrance tandis que la révolte d’un autre personnage, le docteur, s’avère une aliénation. La première est métaphysique et suit les voies du sacré, c’est une évolution acceptée qui ne cherche pas à nier ou à tuer Dieu mais à intégrer et à manifester une part d’éternité. La seconde est une révolution manichéenne. Elle se limite à une alternative entre le bien et le mal, c’est un rapport de force entre le maître et l’esclave, le second n’aspirant qu’à remplacer le premier dans cette relation dominant-dominé. Dans la mythologie, l’un des travaux d’Hercule/Héraklès est de nettoyer les écuries du roi Augias, dont le nom signifie « brillant, rayonnant ». Le roi voit (il rayonne) ses 3000 bœufs mais ne sent pas leurs déjections. Ressentir, c’est sentir la chose (du latin res). Aujourd’hui les politiciens ne sentent plus la chose publique (res publica). Il appartient au héros de détourner les eaux des fleuves pour purger l’immonde.
« Un dieu sauvage », Bernard Rio, éditions Coop Breizh, 208 pages, 18 euros
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Aujourd'hui, Baudelaire serait la victime de la ‘’cancel culture‘’ et des ligues de vertu
par Giulio Meotti
Source : Il Foglio & https://www.ariannaeditrice.it/
C'est l'époque où Peter Pan est interdit aux enfants par la bibliothèque publique de Toronto, où l'éditeur néerlandais Blossom Books retire Mahomet de l'Enfer de Dante et où l'on enregistre chaque jour une censure pour satisfaire les indignés professionnels. C'est le moment où Dan Franklin, qui a publié Ian McEwan et Salman Rushdie aux éditions Jonathan Cape, déclare: "Je ne publierais pas Lolita aujourd'hui. Avec MeToo et les médias sociaux, vous pouvez susciter l'indignation en un clin d'œil. Si on me proposait Lolita aujourd'hui, je ne le ferais jamais passer et un comité de trentenaires dirait: "Si vous publiez ce livre, nous allons tous démissionner". Presque normal alors de lire Michel Schneider, biographe de Charles Baudelaire, qui dans le Point déclare que son favori, l'auteur des Fleurs du mal, serait aujourd'hui fustigé et censuré.
Rédacteur des lettres à la mère de Baudelaire ("Cette maladresse maternelle me fait t'aimer davantage") et auteur du livre Baudelaire. Les années profondes, Schneider écrit qu'’’en ces temps d'insignifiance où l'on ne croit plus ni à Dieu ni au Diable, ni au bien ni au mal, ces Fleurs du mal, ce livre d'une vie condamnée en justice, mélange impur de sublime et de satanique, se sont effacées." C'est le bicentenaire de la naissance de Baudelaire et l'édition, qu'il voulait "définitive" mais n'a pas réussi à faire publier, est rééditée. "Baudelaire a vomi le progressisme et l'égalitarisme triomphants de notre monde postmoderne, et il est difficile d'entendre son dégoût et sa haine (de lui-même avant tout) sans frémir devant une telle prescience".
Voici l'édition publiée par Calmann-Lévy en 1868 et jamais réimprimée depuis. Il comprend les poèmes rejetés par la censure. Un volume restauré par Pierre Brunel, professeur émérite à la Sorbonne. "'Les Fleurs du mal' serait censuré aujourd'hui", écrit Schneider. "Leur contenu ferait probablement l'objet de demandes d'interdiction et de campagnes vindicatives de la part des ligues de vertu du féminisme radical et de la ‘cancel culture’" Ce "Dante d'un âge déchu", comme Baudelaire est appelé par Barbey d'Aurevilly, a été envoyé devant les magistrats pour "offense à la morale chrétienne", tandis que le procureur Pinard (le même que dans le procès de Madame Bovary) s'exclame: "Croyons-nous que certaines fleurs au parfum étourdissant soient bonnes à respirer ?".
Aujourd'hui, écrit Michel Schneider, on lirait dans les vers de Baudelaire un hymne au harcèlement de rue et une justification de l'inceste. "J'ai toujours été surpris que les femmes soient autorisées à entrer dans les églises", écrit Baudelaire. Ça ne passerait jamais.
"Et pour ne pas offenser les "racisés", poursuit Schneider dans le Point, ces lignes devraient être réécrites dans des éditions destinées à un "public sensible": « Je pense au nègre, décharné et céphalique qui foule la boue et regarde, d'un œil ahuri, les cocotiers... ».
Et même si nous ne trouvions pas dans les vers du poète un hymne à quelque méfait idéologique, Baudelaire serait fustigé pour sa haine mesquine de la démocratie: "Nous avons tous l'esprit républicain dans les veines, comme la variole dans les os. Nous sommes démocratisés et syphilisés". Un réactionnaire baudelairien, donc. "Oui, vive la révolution!" écrit-il encore. "Toujours ! Mais je ne suis pas dupe! Je dis: vive la Révolution! Comme je le dirais: vive la destruction ! Vive l'expiation ! Vive la punition ! Vive la mort !".
De plus, un ennemi haineux de la fraternité entre les peuples: "Il est difficile d'assigner une place au Belge dans l'échelle des êtres vivants. Cependant, nous pouvons dire qu'il doit être classé entre le singe et le mollusque. C'est un ver que nous avons oublié d'écraser. Il est complètement stupide, mais il est aussi résistant que les mollusques". Mais le plus grand péché de Baudelaire est de nous rappeler que croire au progrès, à l'amélioration de l'humanité, débarrassée de ses erreurs et de ses malheurs, est l'un des meilleurs moyens de faire tourner les guillotines.
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Parution du numéro 438 du Bulletin Célinien
Sommaire :
Céline et Gide
András Hevesi, premier traducteur de Céline en hongrois (2e partie)
L’Éternel féminin dans Voyage au bout de la nuit
Ses relations avec Céline furent pour le moins étonnantes. Lorsque parut Bagatelles pour un massacre, il publia un article dans lequel il relevait que « le lyrisme emporte dans son flux la malice et la méchanceté ». Et d’ajouter : « Juif ou pas juif, zut et zut ! j’ai dit que j’aimais Céline. Je ne m’en dédirai pas ¹. » Un an plus tard, son libéralisme l’incita à condamner l’abus de censure que constituait, à ses yeux, le décret Marchandeau ² qui visait notamment les pamphlets céliniens. Il acceptait, en effet, l’idée de l’antisémitisme politique. Comme le lui reprochait son ami Malraux, il n’avait pas le sens de l’ennemi. Ce qu’il reconnaissait volontiers : « La haine n’est pas mon fort. » La mansuétude dont il fit preuve envers Céline n’était pas un cas particulier si l’on en juge par ces lignes : « Je suis persuadé que son cœur est pur de haine et que la provocation au meurtre fut toujours chez lui, figure de rhétorique. Les Juifs le croient antisémite Ils ont tort. Maurras n’est pas antisémite parce qu’il aime la Raison et qu’il n’est pas démagogue. Il ne vous reproche d’être juif que si vous ne dites pas comme lui… ». Aveuglement ? Libéralisme poussé jusqu’à l’outrance ? Les deux, sans doute… Après la guerre, il considéra que le racisme fut une formidable épidémie des années trente : « On ne parle pas avec indignation d’une épidémie. » Il dira à Bernard Morlino qu’il faut passer l’éponge sur Bagatelles pour ne retenir de Céline que l’inventeur d’un nouveau langage. Mais que restera-t-il de Berl ? Non pas ses pamphlets contre l’esprit bourgeois ou ses essais historiques, mais deux superbes récits parus après la guerre, Sylvia (1952) et Rachel et autres grâces (1965), sortes de confession d’un homme en quête de lui-même. Il rejoint ainsi Céline qui, après la guerre, rejetait la littérature des idées pour ne valoriser que celle où l’émotion prime.
• Emmanuel BERL, Prise de sang (présentation et bio-chronologie de Bernard Morlino ; postface de Bernard de Fallois), Les Belles Lettres, coll. “Le goût des idées”, 2020 (13,90 €)
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Je remercie Bernard Baritaud et ses collaborateurs du CRAM (Centre de réflexion sur les auteurs méconnus) de m’avoir accueilli dans le numéro 16 de leur revue. Je leur dois bien une recension de La Corne de Brume (livraison d’avril 2020). On y trouve notamment des textes de Nino Frank (1904 – 1988) exaltant les beautés de Milan, Gênes et Venise, en une sorte de périple stendhalien d’où émane « une poésie délicate et plaisante ». Ce ne sont pas exclusivement des écrivains oubliés qu’évoque cette intéressante publication. On y parle aussi d’un fait d’armes que l’Histoire n’a pas retenu et qui a pour décor la Guyane en 1963. Le célèbre Max Jacob s’y invite à la faveur de la Sainte-Hermandade, « version théâtralisée d’un de ces poèmes en prose drolatiques du Carnet à dés (1917) ».
Autant ce recueil de Max Jacob est « légitimement le plus connu », autant Jean Reverzy et son roman Le Passage sont imméritoirement écartés par la postérité littéraire. Il s’agit pourtant d’un auteur qui partage avec Céline son métier initial de médecin des pauvres et son évolution vers un pessimisme décrivant « le lent travail de la vie, cet effritement invisible et ininterrompu ». Un rapprochement est aussi esquissé entre Le Passage de Reverzy et L’Étranger de Camus : « la mer, les hommes simples, une réflexion sur la vie, cet étrange cadeau empoisonné par la mort » et un personnage final d’aumônier « dépeint comme un intrus ».
L’actualité éditoriale n’est pas absente et l’un des rédacteurs, Henri Cambon, souligne la récente parution des Lettres d’Indochine et de France de Georges Pancol (L’Harmattan, 2019). Avant de mourir au front en 1915 et de rejoindre les rangs de la « génération perdue », à laquelle appartiennent aussi Péguy et Alain-Fournier, Pancol fait un séjour dans le Tonkin qui lui inspire « certains jugements désobligeants » sur les Asiatiques. C’est le regard d’« un jeune Européen qui ne remet guère en cause le fait colonial ». C’est un « témoignage » dont la « valeur historique » est indéniable, même si « on se serait attendu » de la part de l’auteur « à une plus grande ouverture d’esprit devant les richesses humaines et culturelles de ces pays dans lesquels il a été plongé ».
Bernard Baritaud se souvient de sa jeunesse antillaise et son pittoresque récit autobiographique est couronné par un magnifique poème dont voici un extrait :
« Notre-Dame de la Guadeloupe
Tu portes un nom de vierge espagnole
Et de sierra
Notre-Dame de la Guadeloupe
Tu es un nom d’os et de sang.
Je ne t’ai pas vue mais je te connais et je sais
Que tu es noire, vierge d’ivoire
Drapée de pierre. »
C’est encore Henri Cambon qui ravive le souvenir de Jean Rogissart (1894 – 1961). Certes, l’auteur de la saga des Mamert a fait encore récemment l’objet d’une étude universitaire (à Dijon, en 2014). Mais cette fresque familiale reste relativement méconnue alors qu’elle s’inscrit dans un majestueux courant littéraire français dont Georges Duhamel et Roger Martin du Gard sont d’illustres représentants.
L’histoire de la famille Mamert commence, dans le premier des sept volumes, par l’installation des industriels, de leurs usines et de leurs machines dans cette Vallée de la Meuse « qui remonte en méandres serrés et encaissés vers Givet, et au-delà la Belgique ». Jean Rogissart est né dans cette région, non loin de Charleville. Mais la cité de Rimbaud, ainsi que sa voisine Sedan, élisent leurs premiers députés socialistes aux alentours de 1900, tandis que « des courants anarchistes et libertaires » dénoncent déjà « certaines manœuvres politiciennes » et des dérives « bourgeoisies survenant même parmi les forces de gauche ».
Les membres de la famille Mamert se divisent parfois sur la question du choix politique, mais tout au long des quatre générations dont Jean Rogissart déroule le parcours, revient le problème « de l’engagement face à ce qui pèse sur l’homme – injustices sociales, guerres », l’obsédante interrogation sur l’attitude qu’il faut opposer aux malheurs qui accablent l’humanité. Le sixième tome intitulé L’Orage de la Saint-Jean amène le lecteur au seuil de la Seconde Guerre mondiale et le déclenchement du conflit est évoqué dans un style à al fois sobre et puissant. « Vers minuit on frappe à notre porte; on frappait à toutes les portes. C’était lugubre ces chocs sourds dans le silence. Accompagné du secrétaire de mairie, le garde-champêtre avertissait les habitants. Par ordre supérieur nous devions quitter le village avant cinq heures du matin. Tous les ponts de la Meuse sauteraient alors et les retardataires seraient bloqués sur la rive droite. »
On attribue à Jean-Baptiste Clément la création du Temps des Cerises, célèbre chanson qui aurait été inspirée par la Commune de Paris. Ce titre est aussi celui du deuxième volume du cycle romanesque de Jean Rogissart. Jean-Baptiste Clément est de passage dans la contrée mosane et y répand sa conception d’un « socialisme pur » grâce auquel « l’homme rompt ses chaînes millénaires et peut enfin croire en Dieu ». remarquons ici l’intéressant renversement de l’idée marxiste de la religion comme « opium du peuple », dont il faut se débarrasser pour mener à son terme le processus d’émancipation économique et sociale. Pour Rogissart, au contraire, il faut d’abord vaincre l’esclavage ouvrier qui pèse sur l’humanité comme une sorte de fatalité originelle, un obscur destin dont la volonté militante doit s’affranchir pour pouvoir accéder à la lumière de la Providence divine. Destin – Volonté – Providence : c’est l’une des « grandes triades » analysées par René Guénon.
Tirer de l’oubli des écrivains talentueux alors que les jurys et les media glorifient beaucoup de plumitifs médiocres : tel est l’immense mérite du CRAM et de sa belle revue La Corne de Brume.
Daniel Cologne.
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Luc-Olivier d’Algange
Baudelaire, Sartre et Joseph de Maistre
Les exégètes et les biographes modernes cèdent excessivement à la suspicion, à la dépréciation, voire à une certaine acrimonie à l'égard des œuvres dont ils traitent et dont ils font à la fois leur fonds de commerce et l'exutoire de leur ressentiment à se voir bornés au rôle secondaire. Alors que le commentaire traditionnel part d'un principe de révérence et de fidélité qui l'incline, par son interprétation, à poursuivre dans la voie ouverte par l'œuvre qu'il distingue et à laquelle il se dévoue, le moderne juge en général plus « gratifiant » de suspecter l'auteur et de trouver la paille dans l'œil de l'œuvre, dont il ignore qu'elle le contemple autant qu'il l'examine. L'exégète suspicieux trace, plus souvent qu'à son tour, son propre portrait, avec sa poutre.
Lorsque Sartre suggère que la lecture baudelairienne de Maistre est sommaire, qu'elle obéit à des raisons subalternes, superficielles, il nous renseigne sur sa propre lecture de Joseph de Maistre, et nous livre, par la même occasion, son autoportrait: « un penseur austère et de mauvaise foi. ». On peut tout reprocher à Joseph de Maistre, sauf bien sûr d'être un penseur « austère ». S'il est une œuvre qui résista au puritanisme sous toutes ses formes, c'est bien celle de Joseph de Maistre: la défiance que les modernes éprouvent à son endroit ne s'explique pas autrement. Adeptes étroits de la vertu et de la terreur, de la morale dépourvue de perspective métaphysique ou surnaturelle, adversaires des esthètes et des dandies (ces ultimes gardiens de la concordance du Vrai et du Beau) les modernes firent de l'austérité et de la mauvaise-foi leurs armes théoriques et pratiques pour exterminer toutes les survivances théologiques, où qu'elles se trouvent.
L'influence de Maistre sur Baudelaire est l'une des plus profondes qu'un penseur exerça jamais sur un poète, à ceci près que l'on ne saurait oublier que Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg est continûment poète, de même que Baudelaire, dans ses œuvres poétiques et critiques, ses fusées et les notes de Mon cœur mis à nu, ne cessa jamais d'être un métaphysicien avisé. Baudelaire se reconnaît en Maistre autant qu'il lui doit les principes esthétiques et philosophiques principaux de sa méthode. Baudelaire eût sans doute été maistrien sans même avoir à lire Joseph de Maistre, tant il se tient par son goût, et par de mystérieuses et providentielles affinités, au diapason des préférences de Joseph de Maistre. Mais, au sens où Valéry parle de la méthode de Léonard de Vinci, il y a une méthode baudelairienne, et celle-ci doit tout à Joseph de Maistre.
La théorie baudelairienne des correspondances, relève bien davantage, dans sa formulation, de Maistre que de Swedenborg. Lorsque Baudelaire voit le monde comme « une forêt de Symboles », il nous introduit dans la méthode maistrienne du rapport entre le visible et l'invisible : « Je pense aussi que personne ne peut nier les relations mutuelles du monde visible et du monde invisible». Rappelons, encore une fois, que le mot Diable vient de diaballein, qui signifie désunir, alors que le mot Symbole de même racine vient du verbe sumballein qui signifie unir ou rassembler. Il n'est pas une phrase dans tout l'œuvre de Baudelaire qui ne réponde à la méditation maistrienne sur le Mal et sur les œuvres de la divine Providence. L'essentiel paradoxe dans lequel s'agence l'œuvre de Baudelaire et la réponse humaine qui lui est donnée procède d'une méditation constante des Soirées de Saint-Pétersbourg.
Le Mal existe mais il n'est que la désunion du Bien, le Diable est prince de ce monde mais il n'est qu'une partie du Symbole qui unit et qui sauve. Les Fleurs du Mal ne sont pas du satanisme de pacotille, style fêtes de « Halloween » (le Mal étant véritablement dans la dérision de la pacotille) mais une preuve rétroactive du sumballein. Le Bien n'est pas en face du Mal, c'est le Mal qui, lorsque le Bien triomphe, retourne à l'intérieur du Bien, pour disparaître. « L'abîme du jour, écrit Raymond Abellio, contient l'abîme de la nuit, mais l'abîme de la nuit ne contient pas l'abîme du jour ». Il n'en demeure pas moins que deux forces coexistent en nous, ou plus exactement deux postulations: « Il y a en tout homme, à tout heure, deux postulations, l'une vers Dieu, l'autre vers Satan ». Non moins maistrienne est cette considération corollaire: « Observons que les abolisseurs de la peine de mort doivent être plus ou moins intéressés à l'abolir. Souvent ce sont des guillotineurs. Cela peut se résumer ainsi: je veux pouvoir couper ta tête; mais tu ne toucheras pas à la mienne. Les abolisseurs d'âme (matérialistes) sont nécessairement des abolisseurs d'enfer; ils y sont à coup sûr intéressés; tout au moins ce sont de gens qui ont peur de revivre,- des paresseux. »
Sartre méconnaît l'influence de Maistre sur Baudelaire autant par ignorance de l'œuvre de Maistre que par incompréhension de l'œuvre de Baudelaire. Il se donne donc la latitude de juger de l'œuvre de Maistre avec mauvaise-foi et de considérer l'œuvre de Baudelaire avec cette austérité puritaine qui est le propre des intellectuels par antiphrase, c'est-à-dire des « intellectuels » dont la seule raison d'être est de combattre l'Intellect en tant que perspective théologique et métaphysique. Baudelaire désigne Maistre comme l'auteur qui exerça sur lui l'influence décisive, dans l'ordre de la pensée et du style: cela suffit à l'acrimonie sartrienne pour juger Baudelaire comme un menteur. Le poète, certes, possède le droit imprescriptible de s'écarter des vérités relatives du « réalisme » et d'aller à la conquête d'une vérité plus profonde, plus essentielle, qui apparaîtra tout d'abord, dans son émanation, sous l'apparence des nuées et des mystères, - mais dès lors que l'on considère l'œuvre poétique et critique de Baudelaire comme une pensée, c'est-à-dire comme une « juste pesée », un art analogique où la prosodie et la métaphysique s'ordonnent à une théorie et à une méthode des rapports et des proportions, le nom de Maistre et la référence aux Soirées de Saint-Pétersbourg apparaissent comme une clef.
Baudelaire croyait si fort et si justement à la pertinence et à la vérité de sa pensée que loin de chercher à paraître original, en dissimulant ses influences et ses rencontres, il ne cessa jamais de vouloir étayer son œuvre d'autres œuvres plus anciennes ou contemporaines. Ce qui est dit paraissait à ce dandy plus important que celui qui le dit, - ce qui n'est pas sans jeter quelque lumière sur l'impersonnalité active à laquelle obéit le dandysme baudelairien, bien différent du « culte du Moi » - et, à cet égard, il se révèle encore plus différent de Sartre qui, sous le titre de L'Etre et le Néant se livre à des variations plus ou moins persuasives, sinon convaincantes, sans se référer outre mesure à l'auteur de Sein und Zeit.
Baudelaire intègre Maistre dans son œuvre, comme un point de référence, auquel son lecteur est prié de se reporter pour comprendre ce qu'il va lire, de même que Schopenhauer ouvre Le monde comme volonté et représentation sur une référence à Kant. Les temporalités humaines sont brèves; lorsque certains principes ont été parfaitement énoncés, lorsqu'une méthode se tient et prouve son efficience, il convient de couper court et de s'y confronter immédiatement. La distinction entre l'exégète moderne et l'exégète traditionnel que nous esquissions plus haut se double d'une distinction entre deux types d'auteurs. Les premiers ne cessent de déplorer que d'autres avant eux eussent déjà parcouru leur chemin, les seconds s'en réjouissent: ils sont de ceux qui iront plus loin. Les premiers jalousent et seraient prêts à tout reformuler à leur façon, les seconds, qui cultivent en général le goût antique et aristocratique de l'otium aimeraient à trouver l'œuvre à laquelle ils songent déjà écrite par un autre. Les uns raisonnent en bourgeois: ce dont ils ne peuvent être propriétaires n'existe pas ; les autres pensent, comme disent les hindous, en kshatryas: ils s'honorent de servir un Vrai, un Bien et un Beau impersonnels. « Toute croyance constamment universelle est vraie, écrit Joseph de Maistre, et toutes les fois qu'en séparant d'une croyance quelconque certains articles particuliers aux différentes nations, il reste quelque chose de commun, ce reste est une vérité ».
La sophia perennis, ou, plus exactement encore, ce que René Guénon nommera la Tradition primordiale, est la clef de voûte qui unit l'œuvre de Baudelaire à celle de Maistre. La vérité métaphysique, ou surnaturelle, est universelle par définition. C'est à ce titre, que pour Maistre, comme pour Baudelaire, les différences entre les peuples auront moins d'importance que les différences de caste, qui elles-mêmes sont d'une tout autre nature que les différences de classe. « Il n'existe, écrit Baudelaire, que trois êtres respectables; le prêtre, le guerrier, la poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l'écurie, c'est-à-dire pour exercer ce que l'on nomme des professions ». Baudelaire, ainsi, prolonge Maistre et répond par avance à Sartre qui se hasardera à écrire : « Et précisément Baudelaire, dans la mesure où il se veut chose au milieu du monde de Maistre, rêve d'exister dans la hiérarchie morale avec une fonction et une valeur, tout juste comme la valise de luxe ou l'eau apprivoisée dans les carafes existent dans la hiérarchie des ustensiles ». D'où la nécessité prophétique pour Baudelaire de préciser: « Etre un homme utile m'a toujours paru quelque chose de bien hideux ». Notons en passant que Sartre tout en y attachant un sens tout différent, retrouve par inadvertance dans sa métaphore la distinction de l'ésotérisme et de l'exotérisme, « l'eau et l'aiguière » dont parlent les poètes soufis. Si Baudelaire veut être l'eau, nul doute que Sartre préfère être la carafe !
Baudelaire est maistrien précisément par le choix d'échapper héroïquement à toute instrumentalisation, à toute utilité, à toute fonction qui le prédispose à reconnaître au-delà de toutes les carafes, la transparence suprême de la vérité métaphysique: « Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Qu'est-ce que la Religion universelle ? Il y a une Religion universelle, faite pour les Alchimistes de la pensée, une Religion qui se dégage de l'homme considéré comme mémento divin ».
Sartre se trompe du tout au tout lorsqu'il écrit, non sans goujaterie, que « l'influence de Maistre sur Baudelaire est surtout de façade, notre auteur trouvait "distingué" de s'en réclamer », mais cette erreur, comme toutes les erreurs, n'est pas dépourvue de signification: elle montre que pour Sartre c'est la carafe qui donne un sens à l'eau et non l'eau qui donne un sens à la carafe. Toute la subversion sartrienne, et moderne, se réduit à cette inversion, qui est aussi le propre de tous les fondamentalismes, au demeurant mal nommés, car ils exaltent l'accessoire, l'ustensile au détriment du sens et de son universalité métaphysique. L'utilitarisme abaisse l'homme, d'où la nécessité, pour Baudelaire, de formuler une théorie de l'homme supérieur. En religion, comme en politique l'utilitarisme réduit tout au marchandage, au commerce qui divise l'être et l'apparence. « Le commerce, écrit Baudelaire, est, par son essence, satanique. Le commerce, c'est le prêté-rendu, c'est le prêt avec le sous-entendu: Rends-moi plus que je ne te donne ».
Précipité dans le bourbier de la France bourgeoise, Baudelaire dut trouver dans les conversations du Sénateur, du Comte et du Chevalier un refuge heureux et comme un témoignage de cette intellectualité musicale dont il cherchait, à travers ses fidélités raciniennes, à interpréter les discords et les nostalgies de l'âme abandonnée dans la morne vilenie des classes moyennes. Baudelaire, pressentit ce que Hannah Arendt allait nommer la banalité du Mal. A la pointe de son exigence maistrienne, il voulut lancer la modernité littéraire contre le monde moderne, comme il s'en vint à supplier ironiquement Satan de prendre pitié de sa longue misère. Lorsque Maistre, dans Les Soirées de Saint-Pétersbourg, fait dire au Comte: « Le péché originel, qui explique tout, et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée, quoique d'une manière secondaire », Baudelaire intervient en précisant sa théorie de la vraie civilisation: « Elle n'est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel ».
Du point de vue de l'Histoire, Baudelaire se trouve là où les entretiens se sont évanouis. Les temps sont au progressisme, c'est-à-dire à la « doctrine des paresseux », ce qui signifie, pour Baudelaire, que le moment est venu de rompre avec toute forme de collectivisme ou de grégarisme. Le paradoxe n'est qu'apparent. Il existe en effet un en-delà et un au-delà de l'individu, et le monde auquel nous dévoue la « doctrine des paresseux » est un monde qui détruit à son principe tout dépassement de l'individu. La moindre des choses est d'avoir été ce que l'on doit dépasser. Baudelaire en qui l'on a trop tendance à voir le modèle de l'asocial demeure fidèle à l'idée maistrienne de la société en tant que civilisation, « gardienne fidèle et perpétuelle du dépôt sacré des vérités fondamentales de l'ordre social, la société, considérée en général, en donne communication à tous ses enfants à mesure qu'ils rentrent dans la grande famille, elle leur en dévoile le secret par la langue qu'elle leur enseigne ».
Constatant la disparition du dépôt sacré et de la langue, bafouée, triturée et saccagée, il ne cède pas à l'illusion de la forme vide: la carafe vide n'étanche point sa soif, la parodie d'ordre que le bourgeois fait régner, avec une rigueur extrême, ne lui semble guère aimable, en un mot, déterminé à « plonger dans l'Inconnu pour trouver du nouveau », Baudelaire, loin de ces maistriens de façade que sont les réactionnaires bourgeois, invente la praxis de la théorie que Maistre formule ainsi « le rétablissement de la Monarchie, qu'on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire mais le contraire d'une révolution ».
Là où la révolution mobilise, planifie, instrumentalise, Baudelaire se fera un devoir de démobiliser, d'accroître le sentiment de la singularité et de célébrer l'inutile. Application rigoureuse de la méthode qu'il trouve chez Maistre, son dandysme, si mal compris, coupe court à toutes les velléités d'action collective, d'appel au Peuple, de mobilisation de troupes, de référendum ou d'élection: « Ce que je pense du vote et du droit d'élection? Des droits de l'homme. Ce qu'il y a de vil dans une fonction quelconque ? Un Dandy ne fait rien. Vous figurez vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Le dandysme baudelairien, son caractère inconnu et novateur, consiste à demeurer là où nous sommes, obstinément. La stratégie, au demeurant n'est pas mauvaise, elle nous épargne des combats où nous eussions été vaincus immanquablement. Pour Baudelaire, le dandy n'est pas l'égotiste efféminé, il est le gardien du dépôt sacré, le témoin de l'Idée: « Être un grand homme et un saint pour soi-même. Voilà l'unique chose importante ». Le dandy est le témoin de lui-même, c'est assez dire que pour Baudelaire, il n'est pas seulement un Moi emprisonné dans l'immanence mais le subtil diplomate de l'Idée: « Toute idée est, par elle-même, douée d'une vie immortelle, comme une personne. Toute forme créée, même par l'homme, est immortelle. Car la forme est indépendante de la matière ».
Lorsque la Révolution et la Contre-révolution fourvoient le « faire » et le « défaire » dans l'inane et le vulgaire, le « contraire d'une Révolution » maintient l'être, durant l'interrègne, dans la plénitude de son possible. Baudelaire, penseur de l'ultime, va jusqu'au bout des prémices maistriennes, il les applique rigoureusement, en persistant dans une façon d'être qui est aussi une façon de dire. La lucidité baudelairienne départit son pessimisme de la tentation que serait le péché contre l'espérance. La leçon maistrienne tient Baudelaire sur ses gardes: « Défions-nous du peuple, du bon sens, du cœur, de l'inspiration et de l'évidence ». Tout le romantisme révolutionnaire et contre-révolutionnaire, si encombrant et si cacophonique, est ainsi déjoué en une seule phrase. Ce qui importe c'est de sauvegarder la musique et l'espace. « La musique, écrit Baudelaire, donne l'idée de l'espace. Tous les arts, plus ou moins; puisqu'ils sont nombre et que le nombre est une traduction de l'espace. » Le poème le redit: « La musique creuse le ciel ». L'immobilité du poète garde la vastitude et l'unité.
Luc-Olivier d’Algange
16:52 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : luc-olivier d'algange, charles baudelaire, poésie, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française, 19ème siècle | | del.icio.us | | Digg | Facebook
À l'écoute du "Grand Secret"
Hommage au poète Philippe Jaccottet
par Frédéric Andreu-Véricel
La dramaturgie cosmique qui nous entoure a de quoi surprendre et je me suis étonné moi-même à penser que les constellations qui tournent tout là-haut dans la nuit obscure, le font moins par gravité que par "tradition".
Cette vision des choses en étonnera plus d'un et l'idée que cette tradition "cosmique" fut un jour transmise aux hommes en étonnera d'autres encore. Transmise par qui, par quoi et à quel dessein ? Je l'ignore et cette idée n'est d'ailleurs qu'une simple intuition, rien de plus. Prière de n'en tirer aucun principe, aucune loi ! Sans plus une de ces émotions aurorales qui précèdent le jour d'un poème...
Néanmoins, avouons tout de même que le spectacle de la rotation de la terre autour du soleil replace l'homme à sa juste dimension ou - pour reprendre l'expression de Saint Exupéry - elle rétablit les "hiérarchies vraies". Et si l'on y adjoint la rotation du système solaire autour de je ne sais quel autre système et de cette autre chose, autour d'autre chose encore, cette pensée se double d'une ivresse quasi poétique.
Cette théorie d'une "tradition poétique" à l'origine du mouvement cosmique a dut être émise bien avant moi pour la seule raison qu'il serait étonnant qu'elle ne fut point. Du moins, en ai-je l'intime conviction. Il me plait d''appeler cette tradition "Le Grand Secret" une formule à oxymore puisque "secret" et "grandeur" ne font en général pas bon ménage. En attendant mieux, gardons ce terme sous la langue.
Je me dis aussi que le modèle explicatif que propose l'astronomie moderne n'est pas toujours plus rationnel que le mien, simplement les mots diffèrent et les budgets alloués à la recherche, diffèrent encore davantage.
Je dirais même que pour l'homme traditionnel, la la science et la prétention de l'homme moderne a tout expliquer sans jamais se référer aux cinq sens et à la texture du monde, fascinent autant qu'elles exaspèrent. En lisant les grimoires de nos chères têtes savantes, il m'est arrivé de me prendre les pieds dans leurs "théories des cordes" et de recevoir un quasar dans le coin de l'oeil. Face au Grand Secret qu'est la terre et le ciel et le soleil, l'Homme de tradition sacrifie aux dieux du cosmos tandis que le Moderne, sacrifie à l'équation du monde dont il cherche à résoudre obstinément les inconnues. Peu importe les avancées fulgurantes de la Science - lesquelles ne font que suivre de loin les intuitions fécondes de la tradition - l'esprit de saisi scientifique reste le même à travers les siècles, de Lucrèce à Einstein, tant cet homme de la planification donne l'impression de courir au devant d'une réalité qui ne cesse de se dévoiler sous ses yeux.
"La fascination pour la qualité, le calculable, a pour origine et pour complice cette inattention qui, dans son ignorance du monde des qualités, sépare l'âme humaine de l'âme du monde, si bien que l'une s'étiole et se durcit et que l'autre devient lointaine et indiscutable". Voilà qui est bien dit. Tel est donc le crime de l'homme moderne : la séparation. Jésus appelait ces hommes des "conducteurs aveugles". Ce sont eux qui l'ont cloué sur la croix. Et ce sont les mêmes types d'hommes (la virilité en moins) qui dirigent aujourd'hui la plupart des Églises et des Gouvernements de notre temps. Les techniques modernes de communication et de managerias leur permet de remporter les élections. Une fois élus, ils gouvernent mais ne règnent pas.
Bref, si je vous dis tout cela, c'est que pour ma part, je me sens "traditionaliste" depuis ma prime enfance, au point où je finis par voir des traditions un peu partout, y compris dans les mouvements célestes !
Que les modernistes qui occupent le siège de Rome dans le but de créer une sous religion mondiale judéo-compatible m'excusent de ma franchise : quant aux réactionnaires patentés qui s'y opposent, merci de bien vouloir m'excuser de cette recherche d'équilibre: pour moi, la "tradition" n'est pas un bibelot poussiéreux de musée mais bien la source vivifiante qui - n'ayant pas d'origine humaine - est tout autre chose que cette religion de "deuxième main" fabriquée par les clergés privatifs.
Un ami chrétien dont j'aime la compagnie me disait l'autre jour que la mort de Saint Louis fut ressentie à travers l'Occident comme un électrochoc, le sentiment que "les choses ne seraient jamais plus comme avant". J'ignore ce qu'il voulait dire exactement par là mais il semble que cette époque marqua en effet une sorte de rupture, une étape décisive dans l'oubli de la tradition. Dès le début de l'Église romaine, le clergé, épris de privilèges de caste, avait mis au point un dispositif théologique visant la privatisation du sacré. Ce sont d'ailleurs eux qui ont désigné de profanum (hors de leur temple) tout ce qui pouvait être dit ou fait. Du coup, tout ce qui ne dépendait pas de leur sacré devenait profane tandis que leur "dispositif", totalement indépendant des individus qui le compose, allait finir par échapper à ses créateurs. Toutes les finesses de la tradition des débuts, allait passer à la trappe, du fond d'or des icônes à la charité véritable. Une époque nouvelle, celle des cathédrales, allait naître, remplaçant l'ancienne religion chtonienne des chapelles de la lumière tamisée. Je parlais d'un "dispositif" car le terme "logiciel" paraît anachronique et un peu trop technicien, mais la réalité que ces mots désignent reste à mon avis valable : il fallait insérer dans la tête des gens une religion de deuxième main et pour se faire, placer à la marge cette vérité de tout temps : "le monde qui nous entoure est fait pour correspondre aux formes questionneuses de l'observateur" de sorte que ce dernier, en ouvrant les yeux et le coeur, se retrouve devant ce que Jean Haudry a appelé : le monde comme "image de la vérité".
Sans rentrer dans les détails d'une savante démonstration étayée par Jean Haudry dans la "Religion cosmique des Indo-Européens", disons simplement que cette conception macrocosmique comme "image de la vérité" implique un microcosme tout comme une serrure implique l'existence d'une clé. Cette conception, de très haute antiquité, remonterait à un peuple ancestrale soumis à la longue nuit cosmique. Cette nuit cosmique telle qu'elle s'observe encore aujourd'hui dans la zone circumpolaire, prédispose les habitants de ces régions à valoriser tout ce qui s'oppose à la nuit obscure du grand nord : le jour, la lumière, le soleil, identifiés à la vérité et au bien. La lumière, surtout qui comme l'écrit Philippe Jaccottet est "le lait des dieux" et "la couronne invisible".
Quel besoin cet observateur "souverain" aurait-il d'un clergé intercesseur ? Aucun. Mais la religion des théologiens allait peu à peu recouvrir celle des aèdes. Le dispositif enclenché par les théologiens allait engendré un processus qui d'étapes en étapes, allait aboutir aux "droits de l'homme". Ces derniers peuvent être en.effet interprétés comme la dernière étape d'un long processus de sécularisation du christianisme, ces "vérités chrétiennes devenues folles", aidant de surcroit au grand remplacement de nos peuples européens. Le processus devenu "fou" allait engendrer bien des arrière-mondes dont la techno-science planétarisée d'aujourd'hui apparaît comme l'aboutissement final.
Si je formalise cette tentative de démonstration, je dirais que les temps que nous avons la disgrâce de vivre sont "doublement" oublieux de ce qui est. La technoscience reine marque l'oubli de l'être philosophique qui est lui-même l'oubli de l'être poétique. L'Homme actuel, aveugle et sourd au Grand Secret, est la créature de cet "oubli au carré" qui donne puissance et relais à toutes les idéologies contre natures et dévastatrices de notre temps. Le déchaînement de la technoscience est la manifestation la plus irréversible de ce processus.
L'immigration sans limite voulue par les élites mondialistes, et favorisée par les droits de l'homme, amorce le cycle de guerres civiles de demain. Il n'est pas sûr que l'homme blanc la remporte sur son propre terrain. Mais le déchaînement de la technoscience peut conduire à une guerre encore plus décisive : celle qui oppose le genre technique au genre humain et comme le premier n'est pas anti-humain mais a-humain, il n'a aucune raison de la perdre.
Le Grand Secret, pourtant, continue d'émettre sur une "fréquence" que quelques uns d'entre nous perçoivent. Ces êtres, ce peut être vous ou moi et ce sont les poètes qui les perçoivent dans leurs entre-visions.
L'un de ces écoutants du Grand Secret vient de nous quitter. Il s'appelait Philippe Jaccottet. Né à Vaud, petit canton paisible de sa Suisse natale, il s'installe à Grignan, village de Basse Drôme dans lequel il passa la plus grande partie de sa vie.
J'ai entendu la voix de ce poète il y a quelques années dans un vieux reportage datant de 1975 (disponible sur You Tube : https://youtu.be/uOog79nH8qs ). Je dois dire que cette voix, à la fois discrète et posée, est peu à peu devenue une "voie" au sens de chemin ou de passage. Comme celle que l'on se fraie entre les hautes herbes perlées de rosée hors des routes asphaltées et des cartes touristiques. Vous savez, ces voies d'herbes pliées par le passage d'une biche et d'un sanglier.
Si vous regardez attentivement ce reportage de bonne facture, vous verrez combien la silhouette du poète frêle et longiligne nous ouvre à un ciel qui nous manque ; vous verrez une main qui ouvre le volet grinçant d'une maison de village et que l'on aimerait serrer. Vous verrez une femme en train de peindre une aquarelle et qui manque son épreuve.
En d'autres termes, je dirais que ces images expriment le mystère de ces choses simples qui comme tout mystère, se cache autant qu'il se dévoile.
Et c'est tout ce que je trouve à dire en ce moment de deuil où j'apprends la mort du poète avec au fond du coeur le poids d'un or qui prendra du temps à se muter en mots de justesse et de poésie.
Philippe est parti sans doute moins loin qu'on ne le pense. Juste un peu ici et un peu là, dans les recoins du village gagnés par le lierre et peut-être aussi dans la tradition qui fait tourner les pages de l'univers.
Dans sa vie, il a délivré tant de beaux poèmes célébrés de part le monde, qui sont autant de robes invisibles offertes aux dieux.
Le 24 février 2021, Philippe est allé les rejoindre sur la pointe des pieds.
LE GRAND SECRET
Là-haut,
le faux silence des pluies
miroitants de nuages ;
ici, la main qui passe dans le blé des mots
reflétée sur la page,
sans heurter autre chose que le vieil outil
des moissons.
Au passage des oiseaux,
j'ai mis le blé à la bouche,
et le soleil et la terre,
dans le poème attendu
et toutes les allées du ciel
alors, s'entrouvrent ;
le premier mot qui me vient à l'esprit
c'est ton nom : Phillippe Jaccottet.
Frédéric Andreu-Véricel.
fredericandreu@yahoo.fr
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Voyage au bout de Céline
00:29 Publié dans Littérature, Livre, Livre | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : livre, céline, lettres, lettres françaises, littérature, littérature française | | del.icio.us | | Digg | Facebook
Ex: http://www.europemaxima.com
C’est une lutte à mort qui aujourd’hui s’est engagée entre deux visions du monde totalement incompatibles : l’identité contre le cosmopolitisme, l’enracinement contre le nomadisme, la tradition contre le Progrès. Dans ce combat dantesque, pour nous autres militants identitaires, lire Vincenot est toujours un bain de jouvence, et pour beaucoup, un retour à nos racines paysannes toujours présentes dans notre longue mémoire et dans nos veines. Lors de la parution de l’ouvrage en 1978, les Français ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : « De toutes les tribus, ils m’écrivent » disait l’auteur car ce qu’il racontait, c’était tout bonnement ce que nos parents avaient vécu eux aussi, qu’ils soient gaulois d’Auvergne, de Touraine, du Poitou, du Quercy, du Saintonge…
Un biotope gaulois
Orphelin à l’âge de 8 ans, Henri Vincenot va passer une large partie de son enfance chez ses grands-parents, à Commarin, dans la montagne bourguignonne. Si dans la plaine, l’aristocratie est largement d’origine burgonde (peuple germain issu de l’île de Bornholm dans la Baltique et qui a donné son nom à la Bourgogne), dans la vallée de l’Ouche et dans la montagne, le peuplement est clairement d’origine celtique. En ce premier tiers du XXe siècle, époque à laquelle se déroule La Billebaude, les traditions venues du fond des âges sont encore bien présentes et vécues au quotidien. Il faut dire que nous sommes encore dans le cadre d’une civilisation lente, non encore emportée par le cancer du Progrès, qui vit encore au rythme des saisons et dont la seule richesse n’est que le fruit du travail de la terre et de ce que la forêt donne en cadeau : gibier, fruits, plantes médicinales. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire de Vincenot également La vie des paysans bourguignons au temps de Lamartine. À croire que le temps, pour le plus grand bonheur des hommes, s’était arrêté avant la grande fuite an avant, vers le néant des temps modernes.
Il n’est de richesse que d’hommes
La Billebaude, c’est aussi la rencontre de personnages souvent hauts en couleur, comme il en pullulait encore dans tous nos terroirs de France il n’y a pas encore si longtemps : d’abord les deux grands-pères de l’auteur, chasseurs hors pair, l’un et l’autre Compagnons du devoir (l’un est forgeron, l’autre sellier-bourrelier), véritables aristocrates du travail manuel, un garde-chasse doublé d’un braconnier qui connaît la forêt comme sa poche, un chemineau (pas un cheminot, rien à voir avec le chemin de fer) qui erre sur tous les chemins de Bourgogne, conteur de légendes anciennes, connaissant toutes les familles et leurs secrets, dormant là dans un fossé, là dans une grange, des femmes connaissant toutes les vertus des plantes et capables de soigner aussi bien une angine, un rhumatisme, une plaie profonde, une morsure… Le voilà ce peuple celtique au sein duquel grandit notre auteur, au sein d’un village encore très marqué par une puissante vie communautaire.
La dimension du sacré
Dans ces années 20 en Bourgogne, les traditions païennes sont encore bien présentes. L’Église le sait mieux que toute autre puisque pour une fois main dans la main avec les instituteurs laïcs, elle s’attache à éradiquer ce qu’elle appelle les « superstitions » qui ne sont pas autre chose que des traditions, croyances et légendes qui ont peu à voir avec le désert du Sinaï mais beaucoup avec la Tradition primordiale celtique. Même le missel local a une dimension ethnique puisqu’il est intitulé « Missel éduen », nom du peuple celte installé depuis l’Âge de Bronze sur les contreforts de la montagne du Morvan.
Ces Gaulois de la montagne sont certes attachés à leurs églises et à ses rites pagano-catholiques, pour autant, leur véritable temple, leur sanctuaire, c’est la forêt primaire et son bestiaire sacré, sangliers, cerfs et chevreuils qu’ils traquent dans des parties de chasse épiques, à la billebaude c’est-à-dire à la rencontre, sans traque organisée. La chasse que Vincenot découvre avec son grand-père deviendra une des grandes passions de sa vie. C’est au cours de l’une d’elle, poursuivant un chevreuil, qu’il atterrit dans le hameau abandonné de la Pourrie, « cinq feux dans la vallée de l’Ouche », ancien lieu de vie d’une petite communauté cistercienne qu’il réhabilitera et dans lequel il repose depuis 1985, avec son épouse et un de ses fils, sous une pierre granitique gravée d’une croix celtique. Il est des symboles qui ne meurent jamais…
Eugène Krampon
• D’abord mis en ligne sur Terre et Peuple, le 17 février 2021.
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En hommage au fils de Dominique de Roux, l’éditeur non-conformiste et homme libre Pierre-Guillaume de Roux qui vient de disparaître.
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« Les dimensions de l’entreprise néo-radicaliste, avec ses ambitions, ses rouages, ses tentacules européennes [sic !], son arsenal financier, cette volonté de vampiriser les masses, s’apparente beaucoup plus à une tentative de pouvoir totalitaire, utilisant les voies démocratiques de la légalité, plutôt que de la confrontation authentiquement démocratique des intérêts, des positions diverses à l’intérieur de la vie française d’aujourd’hui (pp. 74 – 75). » C’est ainsi que l’écrivain et éditeur français Dominique de Roux s’attaque aux pontes de la plus vieille formation politique de l’Hexagone, le Parti radical, et en particulier à son sémillant secrétaire général d’alors, Jean-Jacques Servan-Schreiber, dans un pamphlet justement intitulé Contre Servan.
Jean-Jacques Servan-Schreiber (1924 – 2006) (ou JJSS) ne dit plus rien aux nouvelles générations. Fondateur en 1953 de l’hebdomadaire L’Express et auteur en 1967 du Défi américain, celui qu’on prenait (et qui se prenait) pour le « Kennedy français » représente la Meurthe-et-Moselle à l’Assemblée nationale de 1970 à 1978. Président du conseil régional de Lorraine (avant les lois de décentralisation) de 1976 à 1978, il est ministre des Réformes pendant treize jours sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing et dans le gouvernement de Jacques Chirac, cette « étrange éclosion de traîtres, d’UDR défraîchis et de polissons, Schreiber, Lecanuet, le mépris, le dégoût nous monte à la tête (1) ». Adversaire farouche du « Programme commun » conclu entre le PS de François Mitterrand, le PCF de Georges Marchais et une moitié du Parti radical qui se scinde pour l’occasion en Radicaux de gauche et en Parti radical valoisien (son siège social se trouvant dans le 1er arrondissement de Paris, place de Valois), il préside à deux reprises ce parti d’audience négligeable de 1971 à 1975 d’abord, puis de 1977 de 1979. Soutien critique à Giscard d’Estaing, il accepte néanmoins que son mouvement intègre l’entente de centre-droit nommée UDF (Union pour la démocratie française).
Contre le néo-centrisme
En 1970, avec l’aide de Michel Albert, Jean-Jacques Servan-Schreiber publie Le Manifeste radical. D’abord ronéotypé, ce texte de 197 pages, qui sera bientôt édité (2), est largement diffusé la veille d’un énième congrès tenu les 14 et 15 février 1970. Les auteurs souhaitent arrêter le déclin d’un parti politique qui n’est plus que l’ombre de lui-même. Naguère pivot des majorités dans les dernières décennies de la IIIe République, le Parti radical (3) poursuit une inexorable déchéance électorale. Pour Dominique de Roux, « le Manifeste radical exige que la France abdique la première le privilège de sa souveraineté nationale, en acceptant qu’il lui soit interdit de l’exercer au-delà de ses frontières (p. 89) ».
« Néo-Jeune Turc » du Parti radical, Jean-Jacques Servan-Schreiber défend, à l’encontre du jacobinisme centralisateur historique de son propre parti, la décentralisation politique, la fin de la dissuasion nucléaire française au profit de l’OTAN, la réintégration dans le giron atlantiste ainsi que l’avènement des États-Unis d’Europe occidentale. « C’est ainsi que le Manifeste prouvera fidélité à la ligne traditionnelle du radical-socialisme français, dont le vœu suprême a toujours été de ramener les destinées de la France à la politique de décervelage, vision de vieillards forclos, séniles et lâches, écume misérable et obscène d’une classe dirigeante ayant assis ses prérogatives d’origine sur la spoliation et le lucre, et que l’excès même de ses crimes a épuisée, réduite à ne plus aspirer qu’aux délices tranquilles de la déchéance et de l’assujettissement (pp. 98 – 99). »
Dédié à Mao Tsé-Toung, Contre Servan ne ménage pas « le vautour – capon de L’Express (p. 104) ». Dominique de Roux y lit l’« hystérie d’un compradore en cavale qui se rue sur le pouvoir et agit en conséquence (p. 17) ». « Compradore » désigne, en Amérique hispanique, les indigènes par l’intermédiaire desquels se faisaient obligatoirement le commerce entre les compagnies coloniales et les populations que leurs dirigeants, souvent corrompus, interdisaient tout rapport avec les étrangers. Ce texte de Servan-Schreiber confirme « la démagogie d’un Parti radical tombé entre les mains d’un état-major assujetti à des principes d’internationalisme boiteux, [qui] vise non seulement à l’aliénation de la politique gaulliste de souveraineté nationale française, mais au déboulonnage final de sa destinée (p. 87) ».
Lucide, l’auteur de L’Harmonika-Zug reconnaît cependant que « depuis Saint-Simon, en France, les idées générales ne servent qu’à soutenir la carrière de quelques-uns, de même que les grandes réussites finissent toujours par se perdre dans les divers ruisseaux, voire dans les égouts du courant de l’histoire qui les porte (p. 21) ». Il dénonce donc la profonde insincérité de ce manifeste. « Le compradore Servan-Schreiber ment comme tout grand cabotin nihiliste qui veut se couronner, tenir ne serait-ce qu’une seule seconde le téléphone présidentiel d’une Europe allemande, d’un nouveau Reich germano-américain (p. 17). » « À la pointe de la démagogie ignoble qui permet au Parti radical d’encadrer psychologiquement et politiquement les masses françaises, un but inavouable, continue-t-il : l’abdication de la France et, sur les entrailles du sacrifice rituel de la France, l’Europe des grands arrangements monétaires (p. 85). » Pour l’auteur de La mort de Louis-Ferdinand Céline, « les États-Unis d’Europe, but stratégique ultime des commanditaires cachés de Servan-Schreiber ne sauraient être réalisés que par l’Allemagne, la France n’étant que défaillance morale, économique, politique (p. 80) ».
Non aux nouveaux compradores !
Contre Servan suscite un intérêt familier en 2020. Jean-Jacques Servan-Schreiber anticipe un comportement servile qui se généralisera dans les quatre décennies suivantes et que contestera, parmi d’autres, Emmanuel Todd à partir de 1997. « Si le compradore Servan-Schreiber propose à la France le modèle allemand c’est parce que l’Allemagne, pense-t-il, s’est admirablement libérée de son histoire (pp. 58 – 59). » Dominique de Roux développe un argumentaire virulent. Il explique que « le pouvoir politique aujourd’hui n’est rien, semble-t-il, sans les arrières d’une économie de croissance. S’emparer du pouvoir revient en fin de compte à s’emparer des postes clés de l’économie (p. 36) ». À travers Jean-Jacques Servan-Schreiber et son Manifeste radical, une conjuration qui « dévoile son projet en le cachant (p. 53) », en gaullien transfiguré depuis L’Écriture de Charles de Gaulle (1967), il s’indigne des menées cosmopolites en ce début de décennie 1970. S’il n’évoque jamais le Club Bilderberg ou les dîners mensuels du Siècle, il mentionne en revanche son fondateur, Georges « Bérard-Quélin, le vice-président et trésorier du groupe (p. 71) » radical qui s’oppose d’ailleurs au très opportuniste Servan-Schreiber…
Pour Dominique de Roux, « l’heure des grands compradores est là et comme d’habitude ils vont droit au but, liés à leur itinéraire de rapines de bijoux, de gonzesses et de tam-tam (p. 23) ». Il révèle que « les structures capitalistes d’oppressions sociales et de colonialisme économique sur le territoire se trouvent complètement séparées de la nation, des couches populaires, fonctionnant soit par l’intermédiaire du régime en place, soit à travers la contre-option d’une éventuelle prise de pouvoir centriste (p. 25) ». Dans quatre ans, la France se donnera de peu à Valéry Giscard d’Estaing, chantre d’un « libéralisme avancé » qui va accélérer la décadence française en autorisant à la fois l’avortement incontrôlé (et non eugénique), le regroupement familial allogène et l’immigration de travail. Si Contre Servan assimile les propositions de JJSS à la « Nouvelle Société » du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas (1969 – 1972) sous la présidence de Georges Pompidou (1969 – 1974), son auteur qui incline vers un PCF revigoré par le « tribun » Georges Marchais et qui prend au cours de cette période une relative apparence nationale-populiste, ne se doute pas que, d’une part, Giscard éliminera dès le premier tour de la présidentielle anticipée de 1974 le candidat « vieux-gaulliste » Chaban-Delmas grâce à la trahison des « 43 » gaullistes-pompidoliens parmi lesquels Jacques Chirac et que, d’autre part, Marchais renoncera à se présenter à ce scrutin afin de soutenir la candidature d’union de la gauche de François Mitterrand. Il annonce en outre qu’« en réalité, depuis le départ du général de Gaulle, les mêmes puissances capitalistes anti-nationales dirigent et manœuvrent et le gaullisme en place et le centrisme des congrès (p. 24) ». En se référant à Mao, Dominique de Roux inaugure sans le savoir un tournant politique que les maoïstes de L’Humanité rouge, anciens de PCMLF (Parti communiste marxiste-léniniste de France), adopteront quelques mois plus tard en approuvant la force de frappe nucléaire française et en soutenant la réunification allemande.
En citant de longs passages du Manifeste radical, Dominique de Roux y voit encore une ferme volonté d’« effacement de la “ souveraineté nationale ” (p. 58) ». Dans un empressement tout polémique, il ne remarque pas l’influence du fameux essai de James Burnham L’ère des organisateurs (4). Il estime pourtant que pour Jean-Jacques Servan-Schreiber, « la géopolitique relève du managering, tout comme la philosophie politique de la pédicure (p. 19) ».
Refuser l’américanisation de l’Europe
La défiance de Dominique de Roux à l’égard du projet européen se renforce avec l’américanisation croissante des esprits et des modes de vie en Europe occidentale. « Donner la Californie aux Français, comme s’en vantent les faquins de la place de Valois, c’est encore prendre la France en viager pour le compte des négriers en gants jaunes du supercapitalisme mondial, oser donner au peuple le moins valet du monde des bijoux en verre de siphon comme jadis les Frères de la Côte, dans les pays d’extorsion, les mers du Sud, et la Bretagne (p. 96). » Constatant qu’« on invente les sociétés “ multinationales ” pour donner au pouvoir des Empires, ceux des ice-cream en boîte ou des poulets en berlingo, un air azuréen d’œcuménique innocence (p. 63) », il juge que « l’anti-civilisation de l’objet total domine. L’Europe, aujourd’hui ne constitue plus qu’une marche contestée (p. 61) ». Pis, « le problème n’est pas de savoir si l’Europe d’aujourd’hui deviendra l’Amérique d’hier (p. 63) ». Il se fait même prophétique : « Les écumeurs maoïstes ou les névropathes trotskystes […] céderont […] à la main qui les flattera (p. 69). » Le parfait exemple n’est-il pas l’ancien maoïste Serge July, ex de Libération, signataire d’un récent Dictionnaire amoureux de New York (5) ?
Dominique de Roux accuse Jean-Jacques Servan-Schreiber et son Parti radical d’œuvrer en faveur de la Subversion en Espagne, en Grèce et au Portugal. Depuis que JJSS a obtenu la libération et l’exil du compositeur et musicien Mikis Théodarakis, les étudiants qui affrontent la junte des colonels d’Athènes considèrent l’élu lorrain « comme le leader d’une certaine Europe de la subversion bourgeoise qui n’aspire qu’à la puissance de nouvelles classes privilégiées (p. 68) ». Dominique de Roux en profite pour s’attarder un instant sur les rapports de forces internes qui parcourent la junte. Celle-ci dépendrait d’un Conseil national de la Révolution lui-même divisé entre « modérés » libéraux – conservateurs pro-Washington et « ultras » nationaux-révolutionnaires plus « neutralistes ». « Nationalistes, violemment anti-capitalistes au moins autant qu’anti-monarchistes et anti-marxistes, la fraction dure du Conseil de la Révolution est en marche vers des prises de position analogues à celles de la Yougoslavie titiste, de la Révolution nassérienne ou du régime du colonel Boumédienne. Au-delà de l’Union Soviétique et des relations politico-économiques étroites avec l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie, les extrémistes de la Junte regardent, depuis juin 1969, vers Pékin. Par l’intermédiaire de l’Ambassade de Chine à Bucarest, plaque tournante de l’ensemble stratégique de la politique chinoise en Europe de l’Est, la Grèce se trouve déjà en relation avec le commandement de l’armée populaire chinoise. Aussi la fraction extrèmiste de l’État-Major révolutionnaire secret d’Athènes envisagerait-elle un changement de ligne qui risque d’être fatal à l’ensemble du dispositif stratégique occidental en Méditerranée et dans le Sud-Est européen. Comme la question d’un retour aux délices équivoques de la démocratie royale n’est possible que dans les salons de l’intelligentsia parisienne, “ tendance Nouvel Obs ou Préfecture de Police ”, et que le passage, avec armes et bagages, dans le camp socialiste est à exclure, vu l’attitude monolithique du peuple grec lui-même, la seule carte à jouer en Grèce, pour le “ capitalisme à la papa ”, capitalisme d’Onassis et des commanditaires d’un Servan-Schreiber, reste, malgré tout, celle de la fraction modérée de la Junte (pp. 106 – 107). » Dominique de Roux est le seul à mentionner ce Conseil national de la Révolution. On peut se demander s’il ne serait pas ici victime d’une fausse interprétation des événements. En revanche, « en 1973, souligne Georges Prévélakis, Papadopoulos aurait été renversé par Ioannidis manipulé par la CIA à cause de son refus d’accorder aux Américains l’utilisation de l’espace aérien grec pour soutenir Israël (pendant la guerre du Kippour). Beaucoup d’officiers qui soutenaient Georges Papadopoulos étaient très influencés par le colonel Kadhafi (6) ». Était-il nécessaire d’évoquer la Grèce des colonels ? Pendant les sept années de la junte hellène, « les organisations para-étatiques ont pris la forme d’un État anti-communiste au service des intérêts américains (7) ».
Cette forme (idéalisée ?) d’organisation clandestine influence-t-elle le fondateur des Cahiers de l’Herne ? « L’emportera le groupe qui sera capable de former à ses ordres une armée de protection dialectique de sa propre vision du monde, une élite détachée de l’économique, voire même, détachée, aussi, de la politique, ce que Lénine avait appelé “ les révolutionnaires professionnels ”. Sur le plan de l’histoire, sur le plan des activismes qui font et défont la marche de l’histoire, l’emporteront donc, à l’heure actuelle, ceux qui sauront donner aux masses engagées dans leurs manœuvres l’encadrement de révolutionnaires professionnels, de cadres activistes (pp. 114 – 115). » On peut voir dans cette description d’une avant-garde militante en acier forgé une allusion aux « convives de pierre » évoliens ou à l’Ordre de la Couronne de fer ? Dominique de Roux se révèle ici en vrai penseur de la stratégie (méta)politique. Il avoue que « la noblesse de la politique, en vérité sa noblesse d’être, est de contraindre les fatalités (p. 20) ». Il s’agit par ailleurs de se méfier des opérations sous faux drapeau. « Devant la marée montante de la révolution sociale en Europe et dans le monde, la subversion du capitalisme–apatride mobilise aujourd’hui ses doctrinaires et ses meneurs de l’ombre avec la consigne d’inventer des stratégies d’urgence, combines et propagandes à double étage qui leur permettent de ralentir et de paralyser le cours actuel des choses (p. 22). » Il prend ainsi acte très tôt de la formidable capacité du « Système » à récupérer ses oppositions et à s’en servir. « Il est pourtant notoire que chaque fois qu’on fait appel au peuple en flattant démagogiquement sa soi-disant légitimité charismatique, ses droits et son mystère, prévient-il encore, c’est que l’on complote en réalité pour lui inventer un nouvel asservissement, la sémantique nouvelle de sa mis en condition (p. 40). » Attention donc aux « populismes » conduits par de « faux héros contre-révolutionnaires » prévenus par Thomas Molnar (8) à l’instar de l’illibéral hongrois Viktor Orban, ancien pensionné de George Soros… Cette mise en garde est plus que jamais d’actualité.
Vouloir l’Europe libre franco-allemande
Dominique de Roux considère dans le phénomène Servan-Schreiber une manière d’« empêcher […] que la révolution en profondeur voulue par le général de Gaulle ne parvienne à se faire; que le travail national et le pouvoir politique total de la France n’aient à se rencontrer sur les décombres des puissances capitalistes des régimes bourgeois (p. 33) ». Il ironise que l’homme de presse reprenne à son compte les suggestions géopolitiques révolutionnaires et grandes-européennes du président du NPD (Parti national-démocrate d’Allemagne), Adolf von Thaden, mais « dans un sens final absolument contraire à celui qui à un moment donné avait failli rassembler l’Europe autour de l’axe gaullisme franco-allemand (p. 76) ». Quelques mois auparavant, en 1969, von Thaden regrettait déjà dans un entretien paru dans… L’Express (!) la vive hostilité du gouvernement de Bonn à « la politique européenne du général de Gaulle, politique dont le postulat fondamental était celui d’une véritable force de dissuasion nucléaire française destinée à transformer, ensuite, en force nucléaire européenne (p. 75) ». « Sur le plan militaire, Adolf von Thaden voyait une armée nucléaire française secrètement soutenue par une infra-structure économique allemande (p. 80). » À l’époque, outre-Rhin, le journaliste et politologue Armin Mohler défendait des positions géopolitiques fort semblables.
« L’Europe allemande de facture française, l’Europe des compradores Servan-Schreiber et Willy Brandt, est appelée à se cogner subversivement à l’Europe française de facture allemande dont le général de Gaulle avait su rêver, à Ingolstadt en 1917, en 1939 sur les marches de l’Est, à Montcornet en 1940, en 1945 quand il fut reçu en Rhénanie par les survivants d’une Allemagne que, malgré tout et plus que n’importe qui d’autre, il avait contribué à relever; en 1958 enfin, et de par son silence même, aujourd’hui, à l’heure où se lèvent à nouveau les sombres boucliers du néant auxquels lui, l’homme des tempêtes, n’a plus rien à opposer si ce n’est le concept apocalyptique et l’espérance qui ne l’est pas moins du terme. Or, ce terme nous sommes déjà quelques-uns à le savoir, ne saurait être dialectiquement que le terme du terme (p. 114). » Se matérialise ici l’esquisse de la future « Internationale gaulliste » et son orientation en faveur d’une troisième voie géopolitique pour qui « la suppression des blocs militaires, préalable à la mise en marche d’une Conférence pan-européenne, passe par la thèse gaulliste de l’indépendance nationale, de la coopération politique inter-européenne et annule à la base le point de vue social-démocrate (p. 95) ». Il en appelle à la réunion d’une Conférence continentale sur la sécurité européenne, ce qui débouchera sur les accords d’Helsinki de 1975 et, à la fin de la Guerre froide, à la création d’une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dominique de Roux rappelle qu’« en 1944 le général de Gaulle s’était élevé avec fermeté – et en en prenant tous les risques – contre le plan Morgenthau, ayant compris selon la dialectique visionnaire du corps doctrinaire gaulliste, que, sans l’Allemagne, la France se trouverait dans l’impossibilité de faire l’Europe, et que sans l’Europe une certaine idée de la France périclitait (p. 83) ».
Grand dessein alter-gaulliste
Quel est donc le « grand dessein » de Charles de Gaulle ? « Pour que le grand dessein européen et mondial gaulliste s’accomplisse et qu’il trouve son terme, il aurait fallu que le gaullisme puisse continuer son action pour un idéal à travers les réalités, continuer la France révolutionnairement et dans les profondeurs, outil d’une véritable rupture, d’un grand accomplissement politico-historique français et européen à l’avant-garde du Troisième État de la révolution mondiale. L’idée gaulliste prévoyait, avant tout, le changement ontologique de la France sur le double plan des institutions de gouvernement et de sa politique extérieure. À l’intérieur, il s’agissait, il s’agit toujours de forger l’outil politico-militaire de l’indépendance nationale française en terme de dissuasion nucléaire et de renouvellement de l’économie nationale. La transformation profonde de l’agriculture, la réorganisation régionale, définie par Jeanneney, la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise, le dégonflage du mythe université et le plan de mise à jour technologique de l’industrie et de la recherche, tout ce qui exigeait que le pays se ressaisisse et change, s’est trouvé saboté, démantelé, par la concentration d’intérêts représentés à l’heure actuelle par le Parti radical du compradore Servan-Schreiber. Ce monde clos avait compris que la révolution gaulliste était sur le point de constituer une barrière infranchissable contre les manipulations d’un milieu qui pense politique en termes d’arrangements monétaires, de sur-exploitation colonialiste du travail, d’agences clandestines sans visage ni identité avouable à la solde du capitalisme apatride et qui, finalement, rejoint le néant (pp. 90 à 92). » Face à l’apathie française, Dominique de Roux reportera ensuite cette quête spirituelle et géopolitique vers un cinquième empire lusophone et pluri-continental (9). Il signale toutefois d’une manière sibylline à une lecture originale des Mémoires d’Espoir de Charles de Gaulle par l’économiste non-conformiste François Perroux. L’interprétation de ce dernier paraît préparer le terrain, cinquante ans plus tard, à la publication d’une série de lettres du fondateur de la Ve République, à la tonalité explosive, adressées à un historien français d’origine alsacienne, recruté « malgré lui » pour le front de l’Est, déserteur de la Wehrmacht et ancien officier de l’Armée rouge soviétique. À côté de ces enjeux géopolitiques, Dominique de Roux s’attache à la révision complète des relations sociales. Il affirme que « depuis les jacobins vénérés, la seule idée authentiquement révolutionnaire en France a été celle de la participation gaulliste du capital et du travail (p. 25) ». Cette idée révolutionnaire d’avenir est bien sûr sabotée par un Pompidou bien trop proche du grand patronat français immigrationniste.
Ce pamphlet constitue un tournant décisif dans la vie de l’auteur de L’Ouverture de la chasse. Il clôt sa période d’éditeur et prépare ses voyages en Afrique portugaise. Une légende veut que Jean-Jacques Servan-Schreiber aurait acquis tous les exemplaires du pamphlet disponibles en France. En s’appuyant sur une lettre adressée à Jacques Fauvet du 15 juillet 1970, Jean-Luc Barré raconte que le notable lorrain dépêcha « un intermédiaire auprès de Dominique de Roux pour racheter l’intégralité du tirage initial. Faute d’y parvenir, il réussit cependant à empêcher sa diffusion à Nancy, tandis qu’à l’initiative d’un de ses jeunes supporters un exemplaire de l’ouvrage est brûlé sur la place de la ville (10) ».
Contre Servan combat le dévoiement de l’idée européenne. Les corrupteurs de cette auguste idée sont maintenant très nombreux puisqu’on les trouve autant chez les mondialistes que chez les souverainistes ou chez les altermondialistes. Est-ce une coïncidence si Dominique de Roux décède d’une crise cardiaque neuf mois avant la naissance de la réincarnation politique de Servan-Schreiber, Emmanuel Macron ?
Georges Feltin-Tracol
Notes
1 : Lettre de Dominique de Roux à Philippe de Saint-Robert du 1er juillet 1974, cité dans Jean-Luc Barré, Dominique de Roux. Le provocateur (1935 – 1977), Fayard, 2005, p. 451. L’UDR est le parti gaulliste précédant le RPR.
2 : cf. Jean-Jacques Servan-Schreiber et Michel Albert, Ciel et Terre. Le Manifeste radical, Denoël, coll du « Défi », 1971, avec en annexes les contributions de Hugh Scott, « Force et faiblesse de l’industrie française », et de Pierre Uri, « Rapport sur l’inégalité en France ».
3 : Fondé en 1901, le Parti radical valoisien s’appelle en réalité Parti républicain, radical et radical-socialiste. Un temps à l’UDI (Union des démocrates et indépendants), il fusionne ensuite avec son frère ennemi radical de gauche pour un Mouvement radical et social tout aussi groupusculaire avant de se séparer…
4 : cf. James Burnham, L’ère des organisateurs, préface de Léon Blum, Calmann-Lévy, coll. « La Liberté de l’Esprit », 1947.
5 : Serge July, Dictionnaire amoureux de New York, Plon, 2019.
6 : Georges Prévélakis, Géopolitique de la Grèce, Éditions Complexe, coll. « Géopolitique des États du monde », 1997, p. 127.
7 : Idem, p. 125.
8 : Thomas Molnar, La Contre-Révolution au XXe siècle, La Table Ronde, 1980.
9 : Dominique de Roux, Le Cinquième Empire, préface de Raymond Abellio, Belfond, 1977.
10 : Jean-Luc Barré, op. cit., pp. 386 – 387.
• Dominique de Roux, Contre Servan-Schreiber, André Balland, 1970, 118 p.
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